Les vrais passionnés de boxe connaissent aussi bien les poids lourds, la catégorie reine, que les poids légers, plumes ou coqs. Ne pourrait-on pas dire la même chose pour les revues ? Ce n’est pas le tout de bien connaître les grosses et grandes revues, les mastocs mettons, celles qui en imposent par leur carrure bodybuildée, l’amateur éclairé se doit aussi de s’intéresser aux toutes petiotes publications qu’on dira objectivement micro-revues ou, pour filer la métaphore pugilistique, revues poids mouches. Sans prétention aucune, ces publications minimalistes, parfois tout juste un feuillet standard plié en deux, ne sont pas sans charme, bien au contraire. Elles dégagent quelque chose, disons un certain art de l’essentiel, une simplicité touchante, quand d’autres parutions, autrement plus massives, roulent des mécaniques graphiques et rivalisent de complexité et de subtilités éditoriales. Qu’on ne se méprenne pas : il ne s’agit pas ici d’opposer les unes aux autres, ça n’aurait aucun sens, mais d’envisager la notion de revue autrement, suivant une approche moins démonstrative, plus furtive.
On en a sous les yeux quelques-unes de ces modestes revues à la conception plus ou moins artisanale et originale. Citons d’abord Libelle, dont on vient de lire le n° 337 (ce qui, déjà, témoigne d’une belle longévité), feuille A4 imprimée recto-verso, qui donne à lire une vingtaine de poèmes. S’il y a autant de contributions sur une surface si exigüe, c’est que les poèmes en question, certains réduits à une seule ligne façon apophtegme, sont généralement courts, et présentés un peu à la façon d’un dazibao. Il y a aussi, sur un demi feuillet à part, des chroniques de recueils de poésie, évidemment. Depuis le décès de Bernard Rivet, cofondateur de cette feuille mensuelle née dans les années 90, Michel Prades en assure seul la direction. Cela fourmille de surprises, et la diversité voulue de l’ensemble exige du lecteur une gymnastique mentale pour passer, sans transition, d’un poème à l’autre. S’il fallait un seul exemple, retenons peut-être ce haïku d’Hélène Boissé :
Sentir le silence
que la neige réinvente
en tombant.
Numérotée 40, Cabaret, un peu plus dense avec son format A6 (10,5 x 15) et sa petite vingtaine de pages agrafées, propose des écrits de femmes, et de femmes seulement (sauf quand il arrive que soit ouverte une rubrique ponctuellement masculine sous l’intitulé, bien trouvé, Ecce homo…). « Ça parle de jours, de nuits, d’oiseaux, d’animaux, de sirène de mer, de bruits, de murmure, de murs, de maison, d’appartement… ça parle de la vie », nous dit en introduction Alain Crozier, le Monsieur Loyal, si on peut dire, de cette attachante revue. Spontanés, naturels, étonnants, sincères, les textes qu’on y trouve (signés notamment Zoe Besmond de Senneville, Lorena Bur, Florence Jacquemin-Veber…) abordent ou absorbent le réel avec à chaque fois une vraie sensibilité. Lisons par exemple Emeline Houël, guyanaise d’adoption (extrait tiré d’un poème intitulé « La sirène ») :
Je veux l’océan
Excentrique et fantasque
Le vent mordant mon visage
Le fracas des vagues
Un cri de joie extrême :
Je veux !
Le sel sur ma peau –
En éprouver la saveur
Techniquement plus élaborée dans sa forme, Ficelle, 147e du genre (là aussi, comme pour Libelle, c’est une aventure éditoriale qui dure), fait pour sa part entendre la voix du récemment disparu Werner Lambersy. La quarantaine de pages de ce livret cousu main, il faut, tchak-tchak !, les couper. (Vincent Rougier, celui qui tire les ficelles de Ficelle, nous apprend d’ailleurs que le geste charmant consistant à couper le haut du papier pour ouvrir chaque feuillet, s’appelle « découronner le livre » – c’est joliment dit, preuve que le parler des métiers du livre sait se faire image…) Ce Ficelle présente une nouvelle série d’aphorismes – trois autres avait précédemment paru – dans lesquels on (re)découvre la vision toute particulière que Lambersy avait des choses de la vie. Pensées lentement pesées ou envoyées telles des fusées, spasmes conceptuels ou encore calembours étincelles, ce pêle-mêle de « notes éruptives » (dixit Rougier) fait souvent sourire. On ne résiste pas à la tentation de partager ici ces quelques échantillons : « On ne sait pas s’il faut appeler les tableaux de maîtres, des regards, des fenêtres ou des miroirs. ». Ou ceci : « Bien que rusés courtisans, les chats ne se font jamais domestiques : l’État, c’est moi, disait l’autre. » Et aussi : « La greffe du Smartphone dans le cerveau ne sera plus nécessaire : c’est fait !». Et puis il y a ces notations qui sont, hélas, de circonstances puisque l’écrivain belge s’est éteint en octobre dernier : « Il faut refermer la parenthèse que l’on a imprudemment ouverte en naissant », ou encore : « J’ai pris le temps de vivre ; il ne me servait pas à grand-chose d’important. »
Pour finir ce rapide tour d’horizon des petites revues qui méritent toute notre attention, signalons la fraîchement lancée Confiture, sur une idée d’Adrien Lafille. Très stylisée, la chose, qui se présente sous la forme d’une page de couleur dorée de 14,8 cm x 21 cm pliée en deux, n’est pas sans faire penser à un carton d’invitation. Invitation à lire, en l’occurrence, une historiette gentiment déjantée écrite par Anaël Castelein, où il est question d’un type qui se lève un matin avec « un pied droit qui a poussé pendant la nuit » sur sa tête… Mais au fait pourquoi ce titre, Confiture ? Parce qu’ « une histoire est une substance qui s’étale, elle est retenue par des parois transparentes, elle brille, elle est pleine de fruits et de sucre », explique Adrien Lafille, le concepteur inspiré de cette appétissante substance aux reflets ambrés… Voilà, ce sera tout pour aujourd’hui ; on espère vous avoir donné envie d’aller jeter un œil, et si possible même les deux, sur ces revues qui pour être sans ambition démesurée n’en sont pas moins drôlement attirantes. Small is beautiful !
Anthony Dufraisse
PS : juste un petit mot des illustrations dont on n’a encore rien dit. Ici et là il y en a quelques-unes : Yves Barré, dans Ficelle, signe les dessins en contrepoint des aphorismes de Lambersy ; au fronton de Libelle, l’illustration doit être attribuée à Michèle Cirès-Brigand ; enfin, tous les crayonnés de danseuses qu’on voit dans Cabaret sont de la main de Sarah Mostrel.