Ce qu’est Mâtin ? « Une revue semestrielle de critique sociale et de pensée alternative », se définit-elle en quatrième de couv’, non sans avoir rappelé auparavant les différentes occurrences de ce mot (mâtin se dit notamment d’une race canine solidement taillée, idéale de ce fait ou pour la garde ou pour l’attelage). Quoi de plus ? Une « revue chromatique, bâtarde et sans collier », insiste le sous-titre en une devise qui veut frapper les esprits. Creusons un peu plus en parcourant cette fois la déclaration de principe qui ouvre cette livraison inaugurale : « C’est une publication engagée et fière de l’être. Contre le capitalisme, l’impérialisme, le racisme, le patriarcat, l’anthropocentrisme, l’homo et la queerphobie, le validisme… » Hé bé, ça promet (comme dit Charles, le chauffeur de taxi, à propos de Zazie dans le roman éponyme de Queneau). Bien du boulot en perspective attend donc cette revue qui part de zéro – car elle porte bien l’estampille n° 0. Ses livraisons à venir ne manqueront pas de matière, n’en doutons pas, car en ces choses-là, pour celles et ceux qui s’y emploient, il y aura toujours fort à faire.
Emmenés par Hakima El Kaddioui et Thomas Jacques Le Seigneur, les numéros se présenteront à chaque fois comme des nuanciers (c’est le « revue chromatique » du sous-titre). Un coloris-conducteur – oui, comme on dit un fil-conducteur – fera, d’une parution l’autre, l’objet d’une attention toute particulière. Pour ouvrir le bal, la mariée n’est pas en blanc mais en brun. Brun le bois que le charpentier travaille amoureusement ou que le superstitieux touche pour se rassurer, brune la terre crue que certains veulent réhabiliter pour nos habitats occidentaux, brun le cannabis qui part en fumées addictives, brune la glaise dont sont faits les golems, rouge-brun le phénomène de flirt idéologique des extrémismes de gauche et de droite, brune une certaine couleur de peau qui est aussi, nous dit-on, une catégorie sociale… Bref, rien que du brun ; autant de variations textuelles que de tonalités.
Et qu’on se le dise, Mâtin montre de singulières capacités de souplesse, pour ne pas dire un art nadiacomanecique (ou jeanclaudevandammesque) du grand écart. C’est qu’il faut une vraie mobilité des adducteurs pour faire le pont entre une explication de texte des morceaux des rappeurs PNL et la lecture d’une nature morte du peintre allemand baroque Bretschneider (1656-1680) – vous verrez bien comment les sujets se raccordent l’un l’autre au thème. En clair : extrême diversité du fond. De même pour ce qui est des formes : témoignages, reportages photo, articles de synthèse, entretiens, essais, chroniques… le multiple est là encore la règle. Un vrai patchwork, quoi ! Seul petit bémol, peut-être, d’ordre pratico-pratique : le recours ici et là à l’écriture inclusive qui, décidément, se révèle bien peu lisible à l’usage. Pour le reste, la façon de faire et de dire de Mâtin n’est pas sans nous rappeler la très regrettée revue Tigre, qui a cessé hélas de paraître début 2015. Sur le papier, Mâtin joue donc résolument la carte du curieux mélange curieux (pour détourner la formule qui faisait office d’accroche pour le Tigre). On dit sur le papier car la revue, précisons-le enfin, connaît divers prolongements numériques : aussi bien sonores que visuels ou encore bibliographiques. Dans certaines de ses pages (toutes joliment illustrées), Mâtin amorce en effet des sujets qui sont plus amplement développés sur internet. Des passerelles sont ainsi jetées entre l’écrit et l’écran, qui invitent à poursuivre autrement la découverte de ce projet. Nous, on aime bien l’esprit coq-à-l’âne de cette revue qui a un certain chien.
Anthony Dufraisse