Mon beau miroir : la moitié du fourbi n° 13

 

Depuis le premier confinement, nos existences sont quelque peu changées. Dans un monde de plus en plus dématérialisé, on affronte une solitude, un isolement, d’une manière différente. On renforce un certain rapport spéculatif au monde, au réel, à nos vies, nos émotions. On est plus que soi, moins que soi, démultiplié, fragmenté. On considère le temps différemment, on le réorganise… On change ; on considère les changements qui nous affectent. Bref, on se questionne toujours plus avant, autrement.

 

C’est peut-être pourquoi – spéculons dans notre coin ! – l’équipe, toujours à la fois trublionesque et savante, de La moitié du fourbi a-t-elle choisi pour son 13e numéro le thème du miroir. Comme pour faire réplique, déplacer et le réel et nos perceptions de celui-ci, de réenvisager les temporalités qui nous affectent et repenser, modestement mais avec fantaisie, les conditions de notre réel.

 

Comme pour tout un chacun, le numéro obéit aux associations que le miroir, comme figuration de soi et du monde, provoque immédiatement. On commencera par Alice et Lewis Carroll à qui Hugues Leroy consacre un article à la fin de cette livraison, ce texte qui « est un livre d’enfant au sens où Moby Dick est un livre de cachalots », comme si les aventures de cette petite fille anglaise en constituait la matrice. Car c’est bien à un déplacement permanent qu’obéit ce numéro. Tout y est toujours remis en cause. Nos identités, nos apparences, nos représentations, nos vies, notre passé…

 

 

Comme toujours, La moitié du fourbi combine interventions savantes, enjeux intellectuels et textes de créations, fantaisies, pieds de côté ! On lira ainsi des textes de fiction, des textes sur soi, sur ses expériences. On suivra les détours, les reflets écririons-nous spontanément, d’écrivains – Philippe Annocque, Antonin Crenn, Hélène Gaudy ou Frédéric Fiolof. On s’égarera dans leurs dédales intimes, nous affronterons leurs miroirs singuliers… En regard, on lira des textes qui questionnent la forme du miroir, ce qu’il déforme de nous. Évidemment, on parle d’images, de cinéma, de photographie, de bande dessinée, de peinture, d’architecture…

 

Olivier Salon explore les étranges et successifs « châteaux de Rentilly », Sarah Chiche nous plonge dans l’œuvre d’Andreï Tarkovski, le travail de Robert Smithson, Juliette Manicini livre des extraits de ses travaux graphiques… Au centre du numéro on lira avec grand intérêt un long entretien entre la rédaction de la revue et Soko Phay qui, à partir de son livre de référence, Les Vertiges du miroir dans l’art contemporain, série avec une grande clarté les enjeux esthétiques de ce miroir qui nous scinde et nous rassemble, déplace nos certitudes, nos points de vue, nos idées et nos représentations !

 

Et ce qui frappe, au travers de toutes les interventions de ce numéro, c’est que le miroir, au-delà de ce que l’on y associe – pour notre part comment ne pas penser à la scène inaugurale du formidable Aventures dans l’irréalité immédiate de Max Blecher –, incarne quelque chose de notre nature spéculative. Qu’on lise Le Palais de glace de Tarjei Vesaas (Lou Darsan), du Carlos Liscano (Noëlle Rollet) ou les fictions de Borges (Jean-Clet Martin), on affronte un principe d’incertitude, un déplacement, une fragmentation. On s’affronte en se défaisant, en se décomposant.

 

Portrait d’une femme à sa toilette, Le Titien, vers 1515 © Domaine public

 

C’est cet imaginaire – qui va du miroir de Blanche-Neige à la peinture de la Renaissance, de l’architecture à l’art contemporain, qui nous déplace de l’Inde et du Japon à la Camargue – que ce très beau numéro (avec une nouvelle maquette) de La moitié du fourbi explore avec l’énergie qu’on lui connaît et que l’on admire. Il nous aide à nous mieux comprendre, à nous mieux regarder, à s’égarer au gré des reflets diffractés sans fin, obstiné à puiser « dans ce qui nous reflète ce qui nous échappe ». Et l’on se sent, comme dans le beau poème d’Ocean Vuong (traduit par Marc Charron) qui ouvre le numéro et qui nous interpelle :

 

Tu te tournes vers le mur,

couteau en main. Tu tailles et tu tailles

 

jusqu’à ce qu’un rai de lumière apparaisse

et que tu parviennes à voir de l’autre côté, où enfin

 

c’est le bonheur. L’œil

qui regarde à son tour de l’autre côté

 

attend.

 

 

Hugo Pradelle