Prendre la suite d’une revue, la renouveler, en questionner les pratiques, les méthodes, en refonder la ligne éditoriale ou les habitudes académiques, n’est ni une chose aisée ni un processus évident. Faire du neuf, se lancer dans l’aventure collective d’une revue, sur des fondations anciennes ne consiste pas à procéder à une brutale tabula rasa, mais ne relève pas non plus de l’opération cosmétique. Cela requiert une connaissance de substrats anciens, l’acceptation d’une filiation qui situe dans un paysage intellectuel, mais nécessite aussi une dynamique, un basculement de prévalence. C’est à ce travail complexe, subtil, que s’attelle l’équipe de Mondes Arabes.
En publiant un premier numéro – aux éditions de La Découverte –, elle reprend le flambeau d’une entreprise d’exploration intellectuelle et scientifique d’une ampleur considérable : Maghreb Machrek monde arabe lancée au début des années 60. Elle est, nous disent ses animateurs, « à la fois nouvelle et héritière de toute une histoire », toujours portée par « l’ambition d’explorer et d’analyser une région de manière à produire un savoir scientifique rigoureux et hors des sentiers battus ». Et c’est bien là que se niche le projet de cette ancienne revue refondée ou de cette nouvelle revue héritière – comme on voudra la dénommer, dans cet équilibre, bien souvent ardu à atteindre, entre le sérieux scientifique, les contraintes académiques, les habitus universitaires, et des curiosités, des ambitions plus larges, qui en débordent le cadre ou le périmètre. Et ils l’affirment d’emblée : « (Re)prendre en main une revue est sans doute l’aventure intellectuelle la plus collective et la plus performative qu’offre notre métier. »
Autour de sa directrice, Manon-Nour Tannous, l’équipe de Mondes Arabes propose un premier numéro qui, s’il s’emploie à explorer des pistes de recherches, à rendre compte d’études de terrain ou de réflexions très informées sur les révolutions récentes, les normes sociales en Égypte ou au Maroc, ou encore sur la Syrie, les modèles administratifs de ces aires, elle travaille à se penser elle-même, à considérer l’ampleur de la tâche éditoriale dans laquelle elle se lance, à définir ce qu’elle se propose de faire. C’est que cette première livraison a quelque chose d’assurément programmatique ! Il semble important de la lire comme le laboratoire éditorial d’un projet qui s’est beaucoup pensé. Et ce projet consiste à ouvrir le champ, à accueillir une pluralité réflexive tout en maintenant des critères scientifiques assumés. Ainsi, « l’objectif est moins celui d’accumuler de la connaissance sur une région stratégique que celui de produire des savoirs de sciences sociales arrimés et inscrits dans des débats scientifiques plus larges et plus ambitieux ».
Comme le précise la longue introduction – à la fois présentation, historique, déclaration d’intention, description de contenus… – ce numéro « est une ébauche autant que la matrice » de la suite. Ce qui revient à « faire peau neuve dans sa structure ». C’est assez rare de se plonger en quelque sorte dans l’atelier d’une revue de sciences sociales. Ceux qui tiennent habituellement ces discours sur leur manière de faire, leur organisation, obéissent bien souvent à des formes moins contraintes. Et c’est tout à fait passionnant de voir une équipe au travail, qui met sur le métier la tâche qui lui incombe ou qu’elle s’est donnée. Car, Mondes Arabes l’assume ouvertement, le but de la revue n’est pas de thésauriser strictement des savoirs ou des interrogations savantes, pas plus que de se limiter à des engagements plus ou moins clairs, mais de s’offrir comme pratique, comme lieu expérimental, généreux, bienveillant. C’est-à-dire – et c’est leur conclusion – de « donner envie de faire de la recherche », de donner partage d’une connaissance en la remettant toujours en jeu, en question. Comme si la revue de sciences sociales, de spécialistes, obéissait elle aussi à une forme de vibration, d’émotion, faisant lien avec les autres d’une manière absolument singulière.
Hugo Pradelle