L’actualité, le déversement des informations à un rythme effréné, nous paralyse un peu. Comme si on ne pouvait jamais être assez réactifs. Il y un an paraissait le premier numéro d’une revue bien différentes des autres : Des faits. Un deuxième volume a paru au printemps 2019. Une revue différente donc, assurément. Revenons au flot de l’information… Ce n’est certes pas une nouveauté, mais les proportions en semblent exponentielles et surtout la véracité des dits faits rapportés n’est plus une condition de leur énonciation…
Trump en est l’incarnation absolue qui chaque jour nous assaille… L’opinion équivaut aux faits qui n’existent que dans leur remédiation permanente… Que faire quand la vérité ne constitue plus le centre de l’information, de la connaissance… ? Résister ? S’écarter ? Se moquer ? Paniquer ?
C’est de ce grand désordre que se saisit l’équipe de Des faits qui paraît (ce n’est pas vraiment étonnant) sous l’égide des éditions Prairial dont on connait les engagements et les choix radicaux. Comme ils l’écrivent dans l’éditorial du premier numéro : on « a décidé de rompre délibérément avec toutes les traditions journalistiques établies à ce jour. » Donc, on peut rompre non pas avec la source, le fait lui-même, mais travailler au contraire, comme en réponse, dans l’espace d’énonciation du fait – vrai ou faux. Ce qui compte, c’est sa médiation, le mouvement qui l’énonce, l’incarne, le fixe.
« Contre les bobards et autres fake news, ce n’est pas d’une loi dont nous avons besoin mais d’enquêtes et de reportages sans concessions », « des faits, rien que des faits ». Tout repose ici sur une forme d’anti-énoncé. On va pousser le bouchon très loin, le plus loin qu’on peut. Voilà le credo de Des faits. On ne va pas fouiller, fact checker (comme on dit, quel mot atroce !), enquêter pour démontrer l’absurdité ou la fausseté… Car cela ne sert plus à grand-chose tant la manière de communiquer abolit l’altérité du discours et ne se concentre que sur le vecteur de son énonciation. Alors, dans une belle tradition de provocation et de critique virulente, la revue s’emploie à retourner le gant comme on le relève dans un duel. On ne va pas utiliser les outils de l’enquête pour dire la vérité mais pour dire le faux, le mettre en scène, le critiquer en l’instituant en contre-discours…
C’est une démarche subtile et dangereuse à la fois. Si l’on n’y prête pas gare et que l’on n’institue pas un rapport ironique à la lecture, s’imposant une distanciation rigolarde ou atterrée, on s’énerve un peu, on trépigne, on s’emporte… Et c’est que ça marche… Pourtant la barre est mise haute… Un exemple, tout simple, le premier papier lu concerne l’enlèvement d’un électro-sensible qui aurait été torturé… Au premier abord tout ceci relève d’un discours de type paranoïaque et délirant… On est troublé, on se dit quelle bande de farfelus, ils semblent y croire (pour s’en convaincre on lira l’édito du 2e numéro), et puis soudainement on rit… Mais pas d’un rire potache, celui de la stricte provocation un peu stérile (du type Gorafi), d’un rire jaune qui, sur une durée plus importante, avec plus de moyens aussi, réfléchit ce que c’est que le faux, que le discours même du faux. Alors, si vous ne le saviez pas, un terrible conflit entre groupes maoïstes déchirent l’Amazonie, le psychanalyste Jean Wallenstein est mort, on a trouvé une vidéo terrible qui explique la catastrophe de Tchernobyl…
On pourrait égrener les sujets, des plus foutraques aux plus sérieux… La revue emprunte à la forme de l’investigation, entre brèves surréalistes et longues enquêtes savamment élaborées… Des faits n’est pas une revue, c’est une méta-revue. On y joue des codes, on construit une forme de discours dans une autre forme de discours. Une vraie disruption soit-dit en passant pour singer le lexique macronien… On établit un véritable contre-discours. On use de codes inappropriés pour signifier une position intellectuelle, politique, un engagement qui prennent en compte l’horreur de la réalité… On ne glosera pas sur la filiation compliquée d’un tel objet, mais il y aurait de quoi faire…
Bref, on pense en s’amusant. On ne parle pas d’un magazine pour les petits, mais c’est quand même ça, réfléchir à partir du grand n’importe quoi… Instituer le foutage de gueule en matrice intellectuelle… En choisissant cette forme alternative pour contrer les faits alternatifs, de les présenter avec sérieux, dans une maquette particulièrement audacieuse et réussie, avec une variété graphique de fort bon aloi, l’équipe de Des faits dénonce sans mépriser, explique par le devers, pose un acte réel (et drôle en plus) face à une situation que l’on ne fait, bien souvent, que déplorer.
Hugo Pradelle