Revendiquant un féminisme curieux de tout, Panthère Première est une revue généraliste, passant avec aisance d’un sujet à un autre. Du début à la fin, pour sûr, le félin de papier a le sens du coq-à-l’âne.
En ouverture de cette nouvelle livraison, la quatrième du genre, il est ainsi question de cyberféminisme. Une rencontre avec une spécialiste de la tuyauterie numérique nous éclaire un peu sur les enjeux, insoupçonnés pour beaucoup d’entre nous, des structures et des dispositifs informatiques (câbles, serveurs et autres centres de stockage n’échappent pas, apparemment, à la loi du genre). Quelque 90 pages plus loin, rien à voir, on nous parle de la renouée, cette plante japonaise devenue invasive avec le temps et, là encore, en soulevant des questions sur les impensés de la colonisation florale dans le biotope européen, et ce sur fond d’interrogation de l’idée d’exotisme. Voyez, cette féline revue a décidément l’art et la manière de nous faire cogiter sur d’inattendues matières. Entre ces deux contributions, une comparaison (édifiante !) des traductions de L’Odyssée (selon que la traduction est le fait d’un homme ou d’une femme, les versions sont étonnamment différentes), un entretien avec un partisan-militant de ce que l’on appelle le désasphaltage des villes, une réflexion, à partir du cas d’Elsa Morante, sur la postérité littéraire. Ou encore une mise en perspective de la peinture de la Galloise Sylvia Sleigh (1916-2010) au regard des stéréotypes de la représentation des femmes dans la peinture. Sans oublier, très intéressante, une enquête fluviale au fil de la Meuse : « Au ras des flots, au rythme de la croisière, il devient possible de faire émerger une histoire rugueuse qui rende tangibles des conflits d’implantation, des pollutions industrielles, des aménagements du paysage et de ses friches. » Et toutes griffues par nature que soient ses pattes, la Panthère sait fort bien, pour les besoins de l’illustration, manier encres, peintures et crayons, ce qui en plus rend le tout agréable à feuilleter.
Et puis il y a le gros morceaux, un dossier sur la famille, imprimé sur un papier jaune poussin : « La famille type, en Occident du moins, est aujourd’hui largement définie par la filiation biologique et surtout par un recentrement extrême sur le noyau parents-enfants. De gros efforts ont été et restent nécessaires pour encourager au repli nucléaire, désormais fondement de la vie privée, de l’organisation sociale et des théories politiques conservatrices ». Ce présupposé (discutable ?) établi, on se penche donc ici sur les façons de faire famille, ou non, entre « liens affectifs et normes domestiques ». Pas moins que les autres textes hors dossier, les articles et entretiens réunis sur ce thème font phosphorer : sur les implications de l’adoption internationale, sur les formes de la parentalité, sur l’organisation sociale de la garde des enfants confiée/déléguée à des tiers, sur les soubassements idéologiques du mouvement américain dit de la thérapie familiale, sur le rôle des personnels spécialisés (éducateurs ou familles) dans l’accueil des enfants placés à la suite d’une décision de justice ou encore sur l’injonction sociale à la maternité. Tout est passionnant quoique parfois crispant, voire un peu déprimant. Oui, un regret à la lecture de ce copieux dossier : que la famille n’ait à aucun moment ou presque été abordée positivement. N’y a-t-il donc jamais, nulle part, de famille équilibrée, joyeuse, bienveillante et source d’inspiration et d’émancipation ? Peut-être que ça ne mérite pas d’être raconté. Peut-être qu’il y a là un genre de syndrome Gide (vous savez, son fameux : « On ne fait pas de bonne littérature avec des bons sentiments »). En tout cas on aurait aimé que la famille soit aussi vue sous cet angle-là. Il s’agirait de ne pas oublier que certaines familles, fussent-elle jugées normatives de l’extérieur, sont heureuses, bel et bien.
Anthony Dufraisse