Panthère première est une formidable revue militante, féministe, politique, en colère mais pas enragée. Cette cinquième livraison est imprimée en février, je vous écris du futur antérieur, le dernier jour du mois de mars, au début de la troisième semaine de confinement en France.
La revue se pare d’une couverture-œuvre, à chaque fois d’une artiste différente, rendant parfois le titre illisible : un décalage avec la première page confirme en cas de doute, avec les premiers éléments du sommaire.
C’est ici comme des dessins d’enfant, très colorés, comme naïfs que l’on doit à All Kids in my Head.
Mais ne vous y trompez pas : rien de naïf dans cette revue. La réalité vous assaille à chaque page, qu’elle décrive le présent ou se plonge dans le passé, récent ou lointain.
Et les résonances avec les débats résultant du confinement, les (ré-)évaluations des valeurs des vies, du travail, sont violentes.
La revue s’ouvre sur une réflexion sur les frontières du travail, avec la sociologue Maud Simonet, à partir de son étude sur le travail gratuit qui se répand dans tous les champs d’activité, à partir de l’approche féministe du travail domestique. En ces jours où apparaît de façon flagrante la nécessité de tant de métiers « concrets » mais sous-évalués économiquement, méprisés socialement, ces réflexions sont précieuses pour penser l’après.
2262, du nombre de celles et ceux qui se sont noyés en Méditerranée en 2018 en tentant de rejoindre l’Europe clandestinement (pour 113 482 arrivées par la mer), selon les Nations Unies : ce chiffre fait l’objet d’une « dissection » par Pierre Isnard-Dupuy (Collectif Press-Papiers).
Les quelques photographies qui illustrent « Vienne rouge », portraits des ensembles de logements sociaux construits dans les années 1920 sont vides d’habitants, ou presque. Sinon celle des bains publics, piscine de plein air où les « distances sociales » semblent respectées, aux abords du bassin.
Un important dossier est consacré à la part des femmes dans des luttes environnementales, contemporaines (Fukushima) ou plus anciennes (le début des années 80 à Plogoff, à Greenham Common – Angleterre), proches d‘ici (en septembre 2019 près de Bure) ou plus lointaines (le Brésil où plus de 2 000 barrages ont été construits entre 1960 et 2000, bouleversant paysages, territoires et communautés entières). Les formes d’action peuvent utiliser des moyens proprement féminins d’expression (la broderie, le patchwork ; l’installation nourricière, la ronde dansée dans un camp militaire…) à côté de pratiques plus classiques de militance (réunions, enchaînements, manifestations, correspondance avec des groupes de par le monde). Replaçant ces mouvements dans leurs contextes historiques et politiques, apparaissent les figures de Françoise d’Eaubonne, Xavière Gauthier ou Antoinette Fouque et des revues historiques telles Le Fléau social d’Alain Fleig (théoricien situationniste venu du FAHR), Des femmes en mouvements (groupe Psychanalyse et Politique – Psych et Po) et Sorcières.
Des pages sont consacrées à la création, à un roman-photo (nous sommes loin d’Intimité) ou l’horoscope (Le mien ? Rien sur le coronavirus ! Pour un autre : « Les balances sont un peu dures en ce moment, tu ne trouves pas ? »), au commerce de la muscade.
Et cinq pages poignantes sont consacrées à l’œuvre de Muriel Rukeyser qui, en 1936, mena une enquête poétique, réquisitoire contre un scandale industriel en Virginie-Occidentale qui envoya à la mort lente par silicose des centaines d’ouvriers sur le chantier d’un tunnel. Cette œuvre traduite et éditée en 2017 par les Éditions Isabelle Sauvage s’intitule Le Livre des morts et utilise toutes les formes de poésie, mêlant l’élégie au témoignage, le texte juridique aux photographies. Cette critique/présentation est elle-même émouvante, laissant augurer la force de ce recueil.
Et confirme la densité, la générosité de cette revue intense.
Yannick Kéravec