Ces jours-ci paraît le dernier numéro de la NRF, 645e du nom – on répète : 645e. Une longévité qu’on ne se lasse décidément pas d’admirer… Ce numéro nous donne des nouvelles du paradis. Nouvelles du paradis, c’était, on s’en souvient peut-être, le titre d’un roman de David Lodge, à une époque. L’Anglais n’est pas de la partie ici mais, honneur aux dames, il y a Béatrice Commengé, Marion Muller-Colard et Silvia Baron Supervielle. Les autres envoyés spéciaux paradisiaques, côté messieurs, sont Philippe Lançon, Michel Winock, Olivier Barrot, Christophe Langlois et, chouchou des revuistes, Gilles Ortlieb. La contribution de ce natif du Maroc ravive quelques souvenirs de prime jeunesse, à l’extrême fin des années 50. Puis, passant de l’autre côté de la Méditerranée (« Après la surexposition à une lumière dont j’ignorais évidemment, alors, qu’elle était édénique… »), les images se feront plus grises mais pas moins touchantes. « Le paradis peut être gris », nous confirme Béatrice Commengé évoquant une virée américaine sur les traces d’Henry Miller, qu’elle cite : « Malheureux celui qui n’a pas connu l’âge d’or ». Gris, oui, le paradis de Miller enfant le fut, dans le vieux faubourg de Williamsburg. Celui de Commengé, née Algéroise, serait « plutôt bleu ». « Du soleil, trois amies, des rires et des rêves. Jamais, enfant, je n’aurais osé appeler “paradis” le subtil mélange de tous ces ingrédients. J’avais tort. » Sans doute est-ce la nostalgie d’un ailleurs et d’un moi disparus qui nous font parfois, contre toute attente, idéaliser les images d’un autre temps…
D’âge d’or aussi il est question dans le texte que Michel Winock consacre aux métamorphoses de cette notion, abordée d’un point de vue plus sociopolitique. Il y cite fugitivement Edgar Morin qui, hors dossier, a accordé un entretien à la revue. Bientôt centenaire, le penseur continue – source de sa longévité ? – à réfléchir à ce monde qui lui semble toujours plus paradoxal et complexe. Questionné par Michel Crépu, il évoque ses grands chocs littéraires (Dostoïevski, Rimbaud, Rousseau…) et ses maîtres à penser, ceux qui ont en quelque sorte nourri sa méthode, on a bien sûr nommé Montaigne et Pascal. Il parle aussi d’anciens compagnons de route intellectuels, ses « complices » Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, des noms peut-être bien oubliés aujourd’hui. Et l’époque, donc, que nous en dit le toujours plus vénérable Morin ? Ceci, qu’il faut méditer : « Ce qui est certain est qu’on ne peut pas nommer notre époque. L’époque où nous entrons est foncièrement incertaine, victime, si vous voulez, de ses propres éclatements. Nous sommes à la fois éclatés et compartimentés, dépassés, dominés par ce que nous avons provoqué. On ne peut plus arriver à réunir toutes les modalités, sauf à imaginer un système complexe qui puisse parvenir à rendre compte de cette complexité inédite dans l’expérience humaine, qui ne cesse de nous dominer. Nous subissons au lieu d’affronter. Le pouvoir digital, l’intelligence artificielle permettent des opérations virtuoses, mais il n’y a pas de création réelle. C’est le grand paradoxe : plus je deviens maître, plus que je deviens esclave. » Sur quoi débouchera si virtuose servitude volontaire, c’est évidemment toute la question – sans réponse – que pose, inquiète, l’époque. Et qu’il nous faut poser, encore et encore, comme un garde-fou.
Anthony Dufraisse