Quartette #1

 

Après R de revues, abécédaire de confinement, voici, à partir de ce mois de janvier 2022, Quartette, petite chronique des revues, mensuelle et vagabonde.

 

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Ulysse revient – En 2022, Ulysse aura cent ans. Pour l’occasion, Europe n’a pas mégoté en élevant un monument de papier en deux volumes. Le numéro de novembre-décembre 2021 pour Joyce, celui de janvier-février 2022 pour Ulysse. Dans cet impressionnant ensemble d’articles, on retrouvera des archives (Eisenstein, Eliot, Praz, Soupault, Zamiatine) et des textes contemporains (Forest, Rabaté, Vinclair…). Une très instructive chronologie d’Ulysse offre des jalons pour l’histoire de ce mythe littéraire dont les premiers épisodes parurent dans The Little Review puis dans The Egoist. Le 7 décembre 1921, au numéro 7 de la rue de l’Odéon, à la librairie d’Adrienne Monnier, Valery Larbaud lui consacra une conférence décisive. Le 2 février 1922, au 12 de cette même rue de l’Odéon, paraît la première édition en volume, grâce à Sylvia Beach, à l’enseigne de Shakespeare & Co. Commerce et la Nouvelle  revue française accueillirent des fragments traduits en français. Adrienne Monnier publia en février 1929 la première traduction française par Auguste Morel assisté par M.Stuart Gilbert « entièrement revue par M.Valery Larbaud avec la collaboration de l’auteur ». Célébrons Proust et Joyce, cela va de soi. Mais n’oublions pas Larbaud. Les écrivains français n’étaient pas vraiment nombreux, en 1921, à lire The Little Review. Dès le mois d’avril 1922, dans la NRF, il saluait ainsi Joyce : « parmi les gens du métier, son nom est aussi connu et ses ouvrages aussi discutés que peuvent l’être, parmi les scientifiques, les noms et les théories de Freud ou de Einstein ».

 

 

Plaisir de la promenade dans les pages d’Europe, le monument central s’entoure d’un jardin à l’anglaise où l’on retrouve articles, chroniques, textes de création et notes de lecture. Le numéro de novembre-décembre 2021 propose ainsi un petit dossier sur John Banville et des proses merveilleuses de Myrto Gondicas quand celui sur Ulysse permet de redécouvrir l’histoire de la revue Phantomas allègrement narrée par Yves di Manno. Et puisqu’il est question de traduction de langue anglaise, signalons la superbe chronique qu’Olivier Barbarant consacre au Fauteuil jaune de Stephen Romer récemment traduit par Gilles Ortlieb et Antoine Jaccottet. Le titre de la chronique pourrait bien être à l’image de l’effet produit par certains livres, certains textes, certaines revues: « Un éclair rouge dans l’esprit affamé »…

 

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Demain les flammes – Cette élégante revue postpunk, publiée à Toulouse, propose de « cartographier sans méthode le monde des cultures d’en-bas ». Son numéro 5 retrace par exemple l’histoire orale du punk en Pologne dans les années 1980. Plusieurs articles mettent en lumière l’importance du fanzine, variante punk de la forme revue. Aaron Cometbus présente ainsi l’histoire de Punk Magazine de John Holmstrom. La naissance de ce magazine, marque celle du mouvement punk. Le premier numéro part chez l’imprimeur à la Noël 1975 : article sur les Ramones, interview de Lou Reed. Il paraît début 1976 et s’impose immédiatement par son graphisme, son minimalisme et ses provocations. On oublie un peu vite que le mouvement punk a aussi eu ses revues, ses graphistes, ses écrivains. Son influence est profonde et actuelle comme en témoigne aussi « Wholly shit, chroniques d’églises par un punk sérieux » de Stéphane Doucet, fanzine rendant compte de ses visites dominicales dans les églises de Winnipeg. Demain les flammes en reproduit plusieurs pages trash, déglinguées et drôlatiques.

 

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Avec Jean-Luc Nancy – Dans son numéro de décembre 2021, la revue Études publie un article de Jean-François Bouthors consacré à « la foi sans Dieu de Jean-Luc Nancy ». En le lisant, on mesurera, s’il en était besoin, toute l’importance de la réflexion de cet immense philosophe disparu fin août 2021. À plus d’un titre, l’article de Bouthors pourra servir d’introduction et d’incitation à lire et relire cette oeuvre d’une éblouissante richesse et d’une actualité sidérante – en ce qu’elle sut aussi demeurer, fermement, dans l’inactuel. Le 15 janvier, à la maison de la poésie, Isabelle Alfandary, Jean-Christophe Bailly, Marc Goldschmit, Élisabeth Rigal et Avital Ronell rendront hommage à un penseur dont la disparition « creuse le sentiment de la fin d’une époque de la philosophie et de la vie intellectuelle, et de tout ce que cette époque et cette vie ont pu ou aurait pu rendre possible ».

 

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Brasier ardent – Les Éditions L’Échappée se sont rapidement fait une place en librairie et dans le paysage éditorial français. Graphisme original et talentueux, esprit libertaire et technocritique, ouverture aux nouvelles approches de critique sociale si dynamique outre-atlantique (Jacobin), outre-Manche (Verso) et outre-Pyrénées (Pepitas de Calabaza).En quelques années Cédric Biagini a publié des livres utiles aux débats et aux combats: critique de l’école numérique, de la collapsologie, de l’identitarisme, défense de l’écoféminisme… Dans la collection Versus, plus théorique, Patrick Marcolini donne accès à des ouvrages importants de Murray Bookchin, Jacques Ellul, Renaud Garcia ou Edward P.Thompson. Sans parler de la collection des fiches de Guy Debord ou la récente traduction de La Catacombe de Molussie, roman labyrinthique de Gunther Anders. À cette production foisonnante, il manquait une revue… La voici ! Ses couleurs sont vives, son graphisme parfait et son titre annonce le programme : Brasero ! Revue de contre-histoire.

 

 

 

À contre-courant des idées dominantes – y compris dans la pensée radicale – la revue d’inspiration libertaire s’intéresse aux marges et aux « en-dehors », aux irréguliers et à la contre-culture. On y retrouve Flora Tristan ou Joe Hill, le Grand jeu, Gribouille ou William Morris. Dans la rubrique “Contre le totalitarisme pour le socialisme” Charles Jacquier et Marie Isidine célèbrent les cent ans de l’insurrection et l’écrasement de Kronstadt (anniversaire bien oublié). Dans un article aussi hilarant qu’érudit, Patrick Marcolini présente le posadisme, groupuscule trotskiste ayant développé des analyses dialectiques sur les soucoupes volantes et l’existence d’une communisme extraterrestre. Dans la rubrique « Pages », Chantal Aubry consacre un article approfondi à l’itinéraire de l’éditeur Claude Tchou. Signalons aussi un riche entretien où Annie Le Brun revient sur sa trajectoire, évoquant sa jeunesse et ses révoltes, sa rencontre avec le surréalisme, avec Radovan Ivsic, son amitié avec André Breton, Guy Debord et Jaime Semprun. En un temps de froid et de grisaille, voilà de quoi se réchauffer l’ardeur.

 

 

François Bordes

 

 

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