Quartette #7

 

 

L’Iceberg littérature –

 

Icebergs est le titre d’un magnifique petit essai de Tanguy Viel consacré à la littérature (Minuit, 2019). L’image, d’une grande justesse, est suggestive et inspirante. Elle traversa l’hiver dernier la salle Marguerite de Navarre du Collège de France.

 

L’amie Claire Paulhan y avait été invitée, par William Marx, à prononcer une allocution sur les journaux intimes et les écritures autobiograhiques. Elle vient d’en tirer un article pour la revue Commentaire (no 179, automne 2022). En érudite navigatrice des archives de la littérature, elle y décrit « la part immergée de l’iceberg littérature ». Plus qu’un panorama ou un état des lieux, il s’agit d’une forme d’inventaire général et détaillé, un « guide Paulhan » des écritures de l’intime : journaux, correspondances, récits personnels… Avec la finesse et l’humour que ses amis lui connaissent, elle indique les grandes catégories de ce plan de navigation : « Journaux intimes à éditer mais à reprendre », « journaux intimes censurés par les proches », ou bien « censurés ou bâclés par l’éditeur », « “monstres” partiellement édités » jusqu’à la dernière catégorie, la plus fournie : « journaux encore inédits ». Tous ces écrits attendent à la BLJD, la BNF, l’IMEC ou chez des collectionneurs, des particuliers, que chercheurs, éditeurs et lecteurs les découvrent et les donnent à lire. De quoi mieux comprendre et mesurer la composition du sol sur lequel poussent les livres.

 

Frontispice de Marie de Gournay, Bildarchiv Autriche © Domaine public

 

Une nouvelle histoire de la philosophie –

 

Dans XVIIe siècle (2022/3, no 296) Marie-Frédérique Pellegrin a composé un magistral ensemble consacré aux philosophes femmes à l’âge moderne. Son article d’introduction sonne comme un manifeste « Pour une nouvelle histoire de la philosophie moderne ». L’histoire de la philosophie, écrit-elle, est « une dynamique intellectuelle qui postule que le passé s’écrit au présent ». Elle ne saurait être « l’entretien maniaque et révérent d’un passé de la pensée supposé grandiose et immuable »… et phallocratique. Dans ce texte programmatique, elle revient sur ses propres représentations :

« À titre personnel, quand j’ai commencé à noter la présence de femmes dans le monde de la philosophie au XVIIe siècle, j’ai d’abord pensé qu’elles devaient être rares. Les contraintes sociales pesant sur l’éducation des filles à cette époque pouvaient amplement le justifier. Nombre de recherches récentes ont cependant amené peu à peu à se rendre compte que cette hypothèse de travail est erronée. »

 

C’est en effet tout un continent inconnu qui apparaît, un corpus invisibilisé d’une remarquable richesse. Les esprits contemporains de Marie de Gournay et Élisabeth de Bohême en étaient bien conscients, comme le montre cette citation de François Poulain de la Barre, tirée de son traité De l’égalité des sexes de 1673 :

« Combien y a-t-il eu de Dames, et combien y en a-t-il encore, qu’on doit mettre au nombre de savants, si on ne veut pas les mettre au dessus. Le siècle où nous vivons en porte plus que tous les siècles passés : et comme elles ont égalé les hommes, elles sont plus estimables qu’eux, pour des raisons particulières. Il leur a fallu surmonter la mollesse où on élève leur sexe, renoncer aux plaisirs et à l’oisiveté où on les réduit, vaincre certains obstacles publics, qui les éloignent de l’étude, et se mettre au-dessus des idées désavantageuses que le vulgaire a des savantes, outre celles qu’il a de leur Sexe en général »

 

Cette riche livraison propose aussi un article de Rebecca Wilkin sur l’impact, l’influence et l’importance de la contribution des femmes à l’histoire de la philosophie. Audrey Duru décrit et analyse la bibliothèque d’une femme de lettres et exégète, Suzanne Habert (1559-1633), dont les Archives nationales conservent l’inventaire, un acte autographe de sept pages, annexé à son testament du 28 mai 1631. Cet acte notarié atteste l’usage d’une bible grecque, de traités d’exégèse, de néoscolastique, de controverse et permet de suivre « grâce à la circulation des livres la dissémination des foyers de culture féminine ».

 

 

Connaissances de la fragilité –

 

Parmi les grandes pensées de la philosophie « du siècle où nous vivons », le nom de Martha Nussbaum aura mis, comme bien souvent, deux décennies à traverser l’Atlantique. Comme Judith Butler, Nancy Fraser ou Chantal Mouffe, elle a bâti une œuvre philosophique de référence, creusant des thématiques et des interrogations fondamentales pour comprendre notre modernité tardive. Après Raison publique, la Revue philosophique de la France et de l’étranger (2022/2) consacre un numéro à une autrice que les éditions Climats et les éditions de l’éclat ont commencé à faire connaître en France. Dans leur article d’ouverture, Solange Chavel et Pierre Fasula concentrent leur attention sur le concept de fragilité, centrale chez Nussbaum. Son approche, voisine de celle de Susan Sontag, consiste à « éclairer le raisonnement philosophique par la connaissance acquise au travers des œuvres littéraires ». Cette méthode attentive à l’acte de la lecture et du dialogue donne ainsi toute leur place aux émotions dont on reconnaît bien désormais la valeur cognitive. Son style philosophique, elle l’exprime dans une formule de La Connaissance de l’amour (1990, traduit en 2010) : « Une larme, un argument ». Les responsables du dossier suivent le fil qui court de La Fragilité du bien (1986, traduit en français en 2016) à Poetic justice (1995, traduit en français sous le titre L’Art d’être juste en 2015), identifiant dans ces œuvres « un moyen très profond de pratiquer la philosophie morale et politique ». Rationaliste et dialectique, cette pensée prend en compte le fait que « le socle de nos arguments et principes vient du tissu épais d’histoires, de récits et de narrations », autant de « trames narratives » « fragiles, incertaines, faillibles ». Et c’est bien cette « fragilité de la raison » qui permet le discernement entre « ce qui est représentatif et ce qui est sensationnel » – et donc un exercice lucide du jugement.

 

Daniele Lorenzini compare les approches de la notion aristotélicienne de « vie bonne » par Nussbaum, Foucault, Hadot et Cavell. Pierre Fasula interroge la notion de vulnérabilité, Olivier Remaut étudie le rapport de Martha Nussbaum aux modèles éthiques anciens. Éléonore Le Jallé analyse l’articulation entre imagination, jugement et émotions en rapportant la pensée de la philosophe américaine aux conceptions de David Hume. Ce dossier très utile pour présenter cette pensée laisse cependant un peu sur sa faim. À l’exception de l’article de Daniele Lorenzini, l’œuvre est très peu mise en contexte et en dialogue aves des œuvres contemporaines. Quels dialogues imaginer par exemple entre la pensée de Nussbaum et celles d’Hannah Arendt, Cornelius Castoriadis, Jean-Louis Chrétien, Mireille Delmas-Marty, Georges Didi-Huberman, Anna Rawls ou Susan Sontag ?

 

 

Contresens –

 

La philosophie politique menée avec art, savoir et jugement permet de regarder et de penser le présent. Là où l’idéologie embrume, affole et aveugle, elle use de la raison – d’autant plus forte qu’elle se sait fragile – et de l’expérience. Dans un article intitulé « Les contresens de l’écriture inclusive » (Études, octobre 2022), Mazarine Pingeot propose une réflexion approfondie sur ce phénomène présenté comme un « effet de mode » véhiculant un nouvel « élitisme » et un déni du symbolique. S’appuyant sur Victor Klemperer, Myriam Revault d’Allonnes et Mireille Delmas-Marty, elle développe une critique d’une « vision politique » qui voudrait « abolir le droit au profit du tout social », excluant le générique et l’altérité. La langue, réduite à un usage utilitariste, courrait ainsi le risque de redevenir « véhicule de dogmes plutôt qu’outil de libération ».

 

François Bordes

 

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