Une déambulation qu’inaugure, avec la lettre A, le dernier numéro de Lignes (no 63, octobre 2020).
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Asphyxie : le mot provient du grec médical. Il désigne l’absence de battement, de mouvement, d’agitation. Entré dans la langue française en 1741, il indiquait l’arrêt du pouls, celui du cœur, la syncope. En 1790, précise le Dictionnaire historique d’Alain Rey (1928-2020), il évolue pour décrire la privation d’oxygène, l’étouffement. Depuis 1941, il est employé au figuré pour évoquer la paralysie des activités.
Asphyxiés, nous l’avons toutes et tous été, de différentes façons, depuis le mois de mars. Certains, au sens propre, en sont morts ; d’autres ont perdu leur santé et une part de leurs capacités respiratoires. D’autres voient leur activité ralentie, tarie, interrompue pendant qu’au contraire certains étouffent sous le poids de la fatigue, du stress, des responsabilités sur les épaules. L’asphyxie mentale nous paralysa, nous forçant à nous retrancher dans un silence anxieux ou une agitation spasmodique, deux expressions d’une même sidération.
Malgré l’inquiétude, les deuils, l’asphyxie toujours menaçante, tentons donc de reprendre, de poursuivre, de continuer à chercher dans les revues des espaces de respiration et de réanimation, des lieux où se désasphyxier – en attendant de pouvoir respirer librement. Cette chronique des revues ne suivra pas seulement l’actualité des revues mais proposera une sorte d’alphabet d’une dé-sidération.
Dans son numéro 63, octobre, la revue Lignes publie un dossier consacré à « La Pensée sous séquestre » : « Qu’est-ce que cet état fait à l’art, à la littérature, à la pensée ? Et lesquels peuvent résulter de la levée du séquestre ? ». Avec les propositions de réponse de Serge Margel, Frédéric Neyrat, Christian Prigent, Jacob Rogozinski, Michel Surya ou Sophie Wahnich, la revue publie un texte éblouissant de Mathilde Girard. Il provient d’un livre de photographies d’Antoine d’Agata, Virus (Studio Vortex, 2020). Depuis des mois j’attendais de lire un texte sur ce que nous vivons de cette puissance, justesse et profondeur. Rien d’étonnant à ce qu’il nous vienne d’une psychanalyste et philosophe, l’une des pensées les plus effervescentes de l’heure. « La séparation du monde » est une suite de cinquante fragments fulgurants, aphorismes, thèses et observations concrètes. L’approche fragmentaire pour dire l’expérience du confinement, sa percussion sur la vie réelle.
« La maladie est la seule certitude. On ne sait jamais à quel point elle est réelle. » Pourtant, des couples dansent à leur fenêtre en écoutant les Rita Mistouko. Pourtant des amants clandestins se retrouvent en-dehors de leur périmètre autorisé. Mais « le virus pénètre peu à peu les subjectivités », il s’attaque à l’intime, au lien, à ce qui rassemble et réunit.
Le regard philosophique et l’attention de l’analyste s’allient à une langue d’une exactitude éblouissante pour dire ces fragments d’expérience.
Espérons que Mathilde Girard recueille en un volume l’ensemble de ces apophtègmes de l’aspxhyxie.
François Bordes
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