Quatrième livraison, avec la lettre D : avec Esprit & Hérodote.
À l’âge de l’anthropocène, de nouveaux espaces apparaissent. Dans l’océan Pacifique, dérive un continent de détritus plastique de 1,6 millions de km2. Dans l’espace, les soixante premiers satellites lancés par Space X forment une constellation dernier cri. Entre les deux, la biosphère et l’hydrosphère doivent désormais composer avec une invisible datasphère.
La revue Hérodote consacre une roborative livraison à la « géopolitique de la datasphère ». Ce concept émergent englobe « les enjeux stratégiques liés au cyberespace et plus généralement à la révolution numérique ». Théorisée par Stéphane Grumbach, la notion de « sphère des données » constitue « un ensemble spatial formé par la totalité des données numériques et des technologies qui la sous-tendent, ainsi que de leurs interactions avec le monde physique, humain et politique dans lequel elle est ancrée [1] ». Les contributions de ce numéro proviennent en grande partie des travaux du projet de recherche GEODE porté par l’université Paris 8. L’enjeu est immense et les débats autour de ces questions peuvent être comparés à ceux, quelque peu oubliés, autour de la dissuasion nucléaire.
La revue de Béatrice Giblin et Yves Lacoste rassemble ainsi plus d’une quinzaine d’études sur ces sujets de pointe : gouvernance numérique et changement climatique, impact politique des réseaux sociaux en Afrique, France, Inde ou Russie, souveraineté numérique et évolution des doctrines américaines, russes et chinoises… On l’aura compris : « Le cybersespace, ça sert d’abord, à faire la guerre ». Plusieurs articles étudient particulièrement les actions de la Russie mais, comme l’indique Stéphane Grumbach, « il conviendra de suivre de très près le programme chinois, dont l’influence sur le monde pourrait être déterminante ».
Devenir une cyberpuissance majeure constitue en effet une priorité absolue du Parti-État chinois depuis 2014. Rogier Creemers présente la mise en œuvre théorique et pratique de cet objectif, en s’appuyant sur différents documents politiques, règlementaires et légaux. Si le rattrapage technologique interne est évident, l’activité diplomatique reste infructueuse pour le moment. L’article de Kavé Salamatian sur « Trump contre Huawei » revient sur les enjeux géopolitiques de la 5G et la guerre commerciale entre Chine et États-Unis.
La République populaire inquiète aussi la revue Esprit qui consacre son numéro de décembre « aux couleurs de la Chine ». De nouveaux dazibao ont fleuri sur les murs du pays en lutte contre l’épidémie ; Jean-Philippe Béja s’alarme d’un « retour du totalitarisme » avec l’arrivée de Xi Jinping. Séverine Arsène analyse le « pouvoir numérique chinois [2] » dans un entretien qui complète parfaitement les analyses géopolitiques d’Hérodote. Elle indique en particulier qu’il n’existe pas réellement de centralité de ce pouvoir numérique. Il reste composite, « loin d’incarner l’omnipotence du contrôle politique qu’Orwell décrit dans 1984 ». À l’ombre de la « Grande muraille numérique » filtrant l’internet étranger, le contrôle de l’espace public est de plus en plus sophistiqué. Grâce à un célèbre joueur de football, nous avons par exemple appris la fonction « alerte à la présence de Ouigours [3] » sur les téléphones Huawei…
Si la datasphère est un champ de bataille économique et stratégique, elle dépend aussi du champ politique et social. Ainsi, comme le dit Séverine Arsène : « Rien ne dit que la technologie sera vraiment le cœur de la société de demain »…
François Bordes
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[1]. Frédérick Douzet, « Du cyberespace à la datasphère. Enjeux stratégiques de la révolution numérique », Hérodote, Hérodote, n° 177-178, p. 5-6.
[2]. « Le pouvoir numérique chinois », entretien avec Séverine Arsène, Esprit, « Aux couleurs de la Chine », décembre 2020, p. 55-67.
[3]. https://www.lemonde.fr/international/article/2020/12/10/antoine-griezmann-rompt-son-contrat-avec-huawei-accuse-de-participer-a-la-surveillance-des-ouigours_6062936_3210.html