Les écrivains, même les plus grands, connaissent des éclipses. On les lit avec ferveur, on les oublie un peu, on les redécouvre. Bernanos en est l’exemple typique – mis sous le boisseau pendant des décennies, on l’a redécouvert jusqu’à refondre ses œuvres en deux volumes dans la Pléiade il y a une dizaine d’année. Sa vision, son intégrité, ont mis du temps à être reconnues. Romain Rolland a été l’un des écrivains français le plus lu, le plus vénéré pendant tout le début du XXe siècle. Ses échanges avec des penseurs et des artistes du monde entier, le Nobel reçu en pleine Première Guerre mondiale, son influence sur toute une génération, en témoignent ! Mais aujourd’hui qui lit Rolland, qui peut citer un autre roman que Jean-Christophe (longtemps indisponible avant de reparaître chez Albin Michel en un gros volume fort pénible à lire) ou savoir vaguement quels liens l’unissent à la pensée de la musique ?
De nombreuses revues s’attachent, avec une certaine obstination, à défendre des œuvres qui semblent trop dans l’ombre. Position risquée qui peut enfermer une œuvre, la cantonner à un petit groupe qui s’en sent propriétaire, mais qui peut aussi garder une flamme allumée malgré les vacillements. Ce qui compte alors, c’est une certaine générosité, de défendre, de promouvoir une œuvre en lui laissant le champ pour, lorsque le hasard, l’actualité, l’esprit d’époque, se laisser redécouvrir. Études Romain Rolland fait partie de ces revues qui fouillent avec un certain entêtement la richesse et la diversité d’une œuvre sans sembler l’enfermer, mais en ouvrant le plus de portes possibles pour en montrer la diversité, la richesse et surtout, même si le mot peut rebuter souvent, l’impact. C’est que ses contributeurs obéissent, dans cette revue qui oscille entre le bulletin hyper spécialisé et les contributions savantes de belle ampleur, à un principe simple : montrer la diversité, la complexité et l’importance de l’œuvre de ce grand écrivain oublié pour le monde entier.
On se rend bien compte de la centralité de son œuvre dans la nouvelle livraison de la revue éditée par l’Association Romain Rolland. En étudiant la place de son œuvre romanesque, sa réception en France et dans le monde entier, les relations de l’écrivain avec des figures majeures comme Gandhi ou Zweig, en réfléchissant son influence sur des écrivains ou des penseurs comme Charles Péguy (avec qui il se brouillera), Istrati ou encore Alain, la revue s’emploie à montrer une actualité de l’œuvre qui finira bien par ressortir à la lumière. On notera la richesse des publications savantes sur l’œuvre ou l’édition systématique de correspondances – probablement prémices d’une redécouverte plus large… Si les contributions adoptent souvent un ton précis de société savante, il ne faudrait pas réduire le travail son équipe à un débat de spécialistes qui parleraient entre eux.
On est frappé par l’ouverture de ce numéro. En particulier par l’article de Philippe Monneveux qui l’ouvre et qui montre la réception des œuvres de Rolland en Amérique du Sud. On découvrira la manière dont les revues – très actives en particulier en Argentine – ont joué un rôle essentiel dans la diffusion d’une pensée et d’une esthétique. On en citera quelques une, très importantes, comme Claridad, Nosotros, Critica, d’autres plus spécialisées, en particulier du côté de la philosophie. Rappelant la place d’une écrivain, figure archétypique de l’humaniste du début du siècle, figure exemplaire qui, par l’art, fait travailler le politique, la morale… En contrepoint, Jean Lacoste, fin connaisseur de Rolland, s’interroge sur la manière dont Rolland conçoit le roman, la place du romanesque dans son parcours qui occupe Jean Lacoste dans un article qui, sous les dehors de l’étude précise, questionne même la fortune potentielle d’une œuvre dont il faut retrouver « une complexité ». Il décrit un écrivain qui « a une vision modeste et austère de sa tâche », pour qui « le roman devient de manière exemplaire une confrontation entre l’existence individuelle et le collectif, entre une voix singulière, et les tendances et réalités historiques ».
Comment ne pas voir alors que c’est un écrivain qui parle à notre époque ? Au gré de la diversité des contributions qui vont de la musique à la philosophie, on découvre l’influence d’un artiste majeur. On interroge à la fois une œuvre en profondeur, avec le goût du détail, sans tomber dans le bavardage ou la coupe de cheveux en quatre, on remet, avec entêtement, la lumière sur une figure intellectuelle européenne essentielle. Et on aura, peut-être, du moins l’espère-t-on, envie de le relire, de se plonger dans ses romans, retrouver un esprit profondément européen et humaniste qui parfois, en ces temps-ci, nous manque vivement.
Hugo Pradelle