Sensibilités 2 : Dans la maison

 

 

 

 

C’est d’abord une couleur qui nous accueille, un bleu plus soutenu que le « ciel », moins strident que le « turquoise » et que l’on retrouve plus ou moins discrètement selon l’emploi, seule couleur qui colorera des vignettes dessinées, constituera le fond de pages de titres, soulignera ailleurs les sections ou appellera les notes. L’illustration de couverture, lavis reproduit dans cette teinte,  évoque un rivage, une maison avec vue.

 

Un feuilletage montrera la profusion de formes, l’abondance des dessins, photos de tous types de toutes tailles, des œuvres reproduites dont six occurrences de dessins ou croquis de Stephan Zimmerli présentés in situ en prolongement du réel.

 

Et puis apparaissent les décalages. L’étrangeté. Une vague inquiétude aussi.

Mais reprenons nous : le premier titre au sommaire du fait de la mise en page indique « La Maison délicieuse » par Augustin Berque. Géographe, orientaliste, philosophe, il va remonter aux ermitages chinois, repris dans les jardins anglais au XVIIIe siècle, frottés de pastorale inspirée de Grèce antique, ravivés de little house on the prairie pour nous expliquer le pavillon, ces modèles qui le sous-tendent, et la contradiction aberrante de nos modes de vie qui nous re-créent la nature en la détruisant en même temps.

Plus loin, Stéphanie Sauget, historienne des imaginaires, précise les fixations intervenues au XIXe siècle, qui ont façonné bien des types spatiaux que l’on retrouve encore aujourd’hui. L’auteur est spécialiste des maisons hantées, mais autant l’article est clair quant à la mise en place du cadre, les origines et le triomphe bourgeois du home sweet home, autant l’articulation avec les spectres est moins convaincante, ou demanderait plus d’explication. Peut-être la notion de satisfaction propriétaire est aisée à saisir, alors que l’importance de la figure fantomatique pour en « matérialiser », en creux, les manques est plus fugace. Et le fait que les exemples cités soient ces deux créations emblématiques, les « Hauts de Hurlevents » et la « Maison Usher », éloignent dans le temps et dans l’espace quelque peu des expériences de tout un chacun.

 

Psychose d’Alfred Hitchcock, 1960

 

Une maison à peine plus familière apparaît accompagnée de vignettes qui détaillent les dispositifs spatiaux mis en œuvre dans Psychose d’Alfred Hitchcock, l’organisation et les lieux, l’opposition verticalité-horizontalité…

 

« Seule l’absence de maison rappelle avec force combien chacun aspire intensément à son petit coin de l’univers » : c’est ainsi que s’ouvre la quatrième de couverture, qui se termine par « Mais puisse-t-on au moins ici faire sentir de nouveau l’étrangeté de ce lieu d’ordinaire si familier, en défaire ainsi la sereine évidence tout en rappelant la puissance des affects qui lui sont associés. »

 

Chacun des articles maintenant va présenter une situation particulière de manque, d’aménagement transitoire, de reconstruction.

Commençons par la fin. Alban Bensa, anthropologue, se prête à la rubrique « Comment ça s’écrit » sur les conditions de constitution de ses écrits, de ses enquêtes. Mais avant cela, François Pouillon et lui signent une étude critique à propos d’un article fameux de Pierre Bourdieu sur la maison kabyle, étudiée à une époque où la plupart de celles-ci avaient été démolies par les autorités françaises (1958-1960) : il aurait donc décrit essentiellement des logis de regroupement, et non un habitat traditionnel.

La revue s’ouvre sur « La Maison d’Emilienne » où nous mène Stéphane Audoin-Rouzeau. Emilienne est tutsi, unique rescapée de sa famille. La maison de ses parents a été détruite, mais aussi celle de son mariage, et par trois fois. Reconstruite, elle devrait devenir un lieu de mémoire, rester une maison, mais où elle n’habitera plus. Ce sont des pages extrêmement émouvantes.
Poursuivons par un travail de relais : où ailleurs que dans une revue prendrait-on le temps, le temps pour Clémentine Vidal-Naquet d’écouter Malo N. à sa sortie de prison, de transcrire ses paroles pour les transmettre à Pome Bernos qui dessine, avec beaucoup de sensibilité, sur quatorze pages des vignettes faussement naïves, au plus près des mots de Malo N., et où le bleu prend tout son sens ?

 

 

Un important dossier constitué par le collectif PEROU, Pôle d’Exploration des Ressources humaines, va tenter de comprendre et montrer la jungle de Calais par le texte, les photographies, le croquis… Construire, Habiter, Raser. Cela finit par une destruction, de ces maisons qui n’étaient pas choisies, mais pas moins habitées. Les paysages sont vides à la fin. Des oiseaux. Mais aussi, commençant tous par « Considérant », des mots, messages, protestations, poème de témoins venus à différents titres, architectes, photographes, anthropologue, politologue, dramaturge…

Elena Guillemard étudie les conséquences de la Réforme protestante qui, au XVIe siècle, jette des religieuses hors de leur couvent en Europe. Comment s’adaptent-elles (ou pas) à cette nouvelle façon d’être au monde, donc d’habiter ?
Revenons aujourd’hui : David Grand nous présente une structure où il s’immerge un an dans le cadre d’une thèse ethnographique, et qui accueille des personnes âgées sans domicile.

 

Et puis, il faut finir ce compte rendu : retour à cette couverture bleue. Un rivage évoqué. Nous retrouvons Stephan Zimmerli pour ce travail de décor de théâtre pour La Maison du silence de Maurice Maeterlinck. L’aspect doux et plaisant en couverture disparaît en pages intérieures, où le projet se densifie. La maison est représentée de l’extérieur : c’est le décor. Une large fenêtre laisse assister à une calme scène de la vie d’une famille. Heureuse ? Les messagers observent de l’extérieur : ils n’osent troubler le tableau, annoncer le drame.

 

On le voit, par la variété de ses approches, de ses formats, le rythme interne qui la parcourt, Sensibilités tient les promesses de son premier numéro*.