« Souviens-toi que tu as été étranger »

 

L’action de la pensée n’est pas éteinte. Au contraire. Discrètement, loin des crises de nerfs et des querelles médiatiques, elle poursuit son travail comme celui, salutaire, de repenser l’hospitalité. En réponse à la « crise des migrants » et à sa « gestion » par des Européens divisés, c’est l’un des plus importants chantiers lancés ces dernières années. Le livre de Marie Cosnay et Mathieu Potte-Bonneville, en est l’un des plus récents témoins, comme l’ont été il y a quelques temps un exceptionnel numéro d’Esprit sur « Le courage de l’hospitalité » ou encore la publication de La condition de l’exilé d’Alexis Nouss.

 

Celui-ci avait organisé à l’EHESS, en collaboration avec Jacob Rogozinski, une journée d’étude sur « l’étranger et l’hospitalité ». La revue Lignes publie dans son n° 60 les fruits de ces rencontres, rassemblant une dizaine de contributions de haute volée philosophique signées Benjamin Boudou, Jean-Christophe Goddard, Dorothée Legrand, Jean-Philippe Millet, Jean-Luc Nancy, Jean-Michel Salanskis. Jérôme Lèbre décortique le discours sur « l’appel d’air », élément-clef des mythologies d’extrême-droite, « pseudo-théorie » et « pseudo-politique » des idéologies xénophobes. Il met en parallèle ce discours avec la notion néolibérale d’attractivité, d’après lui productrice d’une « inhospitalité sans limites ». Sa contribution se termine par des propositions pour redonner ses chances à l’hospitalité. Il s’appuie particulièrement sur le dialogue entre Jacques Derrida et Anne Dufourmentelle (De l’hospitalité, 1997) – deux philosophes qui nous manquent, mais dont l’œuvre irrigue notre temps.

 

C’est en effet sous le signe de Derrida que se place, dès l’ouverture, ce numéro : « En 1995, Jacques Derrida dénonçait l’apparition d’un “délit d’hospitalité” ». Il était visionnaire car ce délit , sous le nom de « délit de solidarité » semblait vouloir s’intégrer au droit jusqu’à ce que le Conseil constitutionnel, saisi par saisi par Cédric Herrou finisse par l’abolir en rappelant quelques principes fondamentaux comme, par exemple, la fraternité. François-David Sebbah avance quelques propositions sur la « difficile hospitalité » et les questions éthiques qui lui sont liées en s’appuyant sur les œuvres d’Emmanuel Levinas, Jacques Derrida, Judith Butler et Marc Crépon. Rosaria Caldarone interroge dans sa contribution « l’instance inconditionnelle de l’hospitalité ». On trouvera donc, comme toujours dans Lignes, des analyses approfondies, inattendues, questionnantes, des objections, des doutes, des creux, des creusements.

 

 

D’une façon bien différente, il en va de même dans le fort volume que la Revue du MAUSS a elle aussi consacré au sujet. La revue convoque une petite assemblée pour penser la question des hospitalités au crible de la théorie du don. Pour Alain Caillé, Philippe Chanial, François Gauthier et Fabien Robertson, c’est en effet dans l’esprit du don que « pourraient être esquissés les contours d’une cosmopolitique de l’hospitalité qui se fixerait une plus haute ambition que la seule levée des frontières ». Ouvert par un texte de Michel Teretschenko, le volume s’achève par un essai d’Hartmut Rosa, prolongement en forme d’apostille à Résonance, son indispensable contribution à une réinvention de notre relation au monde [1].

 

 

La question de l’hospitalité s’avère inséparable de celle de l’inhospitalité. La revue De(s)générations a choisi ainsi de consacrer ses livraisons de l’année 2019 à ce double sujet. Sous le titre « Hospitalités », le numéro 29 de cette revue centrée à Saint-Étienne propose une hypothèse radicale : « ceux qui viennent ou cherchent à venir dans les pays riches nous re-viennent ». Incarnation du refoulé de l’expansion occidentale, ils constituent ce que Georges Didi-Huberman nomme nos « parents revenants fussent-ils “lointains” (comme on parle des cousins) ». Ce numéro dédié à Étienne Tassin (Un Monde commun. Pour une cosmopolitique des conflits, 2003)s’ouvre sur un appel d’Étienne Balibar en faveur d’un « droit international de l’hospitalité ».  Les contributions de Christiane Vollaire, René Schérer, Georges Didi-Huberman et Marie-José Mondzain s’accompagnent de récits de calaisiens et de témoignages de réfugiés. Paru en septembre 2019, le dossier « Inhospitalités » prolonge la réflexion à travers les interventions de Michel Agier, Patrick Boucheron, Fabienne Brugère, Guillaume Le Blanc, Camille Louis et Louise Roux. Ponctué par des images tirées du film Des Spectres hantent l’Europe de Maria Kourkouta et Niki Giannari et de photographies de Paola Salerno, le numéro propose trois textes de Nathalie Quintane, Sylvain George et Antoine Berman. L’échange avec Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc (auteurs en 2017 de La fin de l’hospitalité) ouvre de véritables voies de réflexion et d’espoir. Pour les deux philosophes en effet, « la société s’invente comme société hospitalière malgré les bureaucraties policières et les règlements tâtillons ». Ainsi, « nul doute que les associations, les bénévoles et les demandeurs de refuge rouvrent la société. ». Et de conclure : « L’hospitalité était un mot presque démodé […] désormais nous sommes nombreux à lever la main pour nous en réclamer. Il y a là plus qu’une réaction au  désert contemporain, une véritable invention de nouvelles formes de vie, de nouvelles formes sociales, de nouvelles formes politiques. »

 

 

François Bordes

[1] Hartmut Rosa, « La société de l’écoute. La réceptivité comme essence du bien commun », La Revue du MAUSS, p. 215-250.