Sous la direction de Nina Léger, Specimen 8 mène l’enquête sur quelques significations et enjeux de l’écran dans les arts du visible, comme dans nos pratiques digitales contemporaines. Parce qu’il fait barrage, l’écran inspire le désir de le traverser. Parce qu’il ouvre au domaine du flux, du fluide, il génère des fantasmes et des dispositifs de capture. Au moins deux grandes scènes théoriques s’en trouvent alors ouvertes. L’une plutôt freudienne, l’autre plutôt bergsonienne avec son prolongement deleuzien, mais les deux communiquent naturellement, comme en témoignent diverses contributions de la revue.
L’article particulièrement vivifiant de Philippe-Alain Michaud analyse l’aquarium comme écran liquide en donnant de nombreux exemples, des ultimes Nymphéas de Monet à Locus Solus de Raymond Roussel : ainsi, notre désir de nous absorber dans la contemplation d’un « diorama liquide » se vérifie par les fantasmes d’écrivains ou d’artistes, comme dans notre plaisir à participer par l’esprit au mouvement souple et puissant du poisson observé derrière une vitre. De même, Solaris de Tarkovski relève d’une aspiration à s’emparer de l’élément fluide par la méthode de la surimpression, s’opposant à celle du montage défendue par Eisenstein.
Sous certaines conditions, l’écran qui sépare peut réfléchir un fragment de la réalité en formant une image aussi crédible que le rideau peint par Parrhasius, lequel trompa Zeuxis lui-même. Le peintre des fameux raisins aussi vrais que nature demanda à son rival de tirer le rideau censé dissimuler sa peinture ; pas plus que les pigeons, il n’avait su distinguer le vrai de l’artifice. Parrhasius n’a pas seulement dupé la nature, mais un artiste renommé qui s’est avéré incapable de deviner l’écran devant ses yeux. Cette étonnante histoire rapportée par Pline l’Ancien donne la mesure des difficultés de cette question recoupant celle de la représentation.
Mais quelle peut-être la fonction d’une copie si parfaite qu’elle annule l’image elle-même ? Permettre d’identifier l’original, affirme Gadamer exposé en contrepoint de Kant par Fred Guzda ; autrement dit, distinguer la différence entre la chose et sa représentation. La copie est alors nécessairement un écran qu’on perce à jour en toute conscience de la supercherie de Parrhasius.
La distance est grande entre cette clarification d’ordre philosophique et le cauchemar de Videodrome (1983). L’écran acquiert la sensibilité vibratile de la peau. Dans le film de David Cronenberg, il devient dévorant, tandis que nos écrans tactiles d’aujourd’hui ouvrent une nouvelle ère dans nos rapports aux surfaces de projection d’images en mouvement.
Après des évocations de multiples stratégies de l’écran, de sa sortie ou de sa subversion (Sugimoto, Fleischer, Lynch, Le Gac, Arbus, Greenaway…), Specimen souligne pour finir la matérialité essentielle, voire excrémentielle, des images numériques. Du Selfie au Belfie (si, comme moi vous l’ignoriez, il s’agit d’une forme très dégradée de la scène du Mépris avec cadrage serré sur chute des reins), nous voici, paraît-il, au « stade écranal du narcissisme ». N’y a-t-il pas là matière à s’inquiéter ?
Et pour ne pas quitter le corps de vue, ce numéro s’achève sur un grand entretien en rubrique « Foyer » consacré au jeune chorégraphe Noé Soulier. Ce dernier s’intéresse notamment à tous ces mouvements visant une fonction précise (comme ceux du monde du travail déjà explorés par R. Laban) qui acquièrent une dimension quasi magique, lorsque leur raison d’être utilitaire devient obscure au spectateur. Leur rationalité, en l’occurrence, faisait écran à leur appréciation esthétique.
Jérôme Duwa