Parfois une revue déclenche immédiatement son commentaire, l’envie de faire savoir. Et d’autres s’imposent après un temps long, la permanence sous le regard. Mais comment en parler ?
Par exemple, tête-à-tête no 11, paru en décembre 2020.
On sait que les revues s’extraient de l’actualité : quand même, je suis en retard.
Mais c’est aussi une couverture qui invite moins qu’elle ne pose question(s).
Ce fut déjà le cas avec l’opus précédent, paru fin 2019 et commenté sur notre page facebook en avril : elle se présente avec la tête d’un libertin du XVIIIe siècle, emperruqué, se masquant le visage d’un mouchoir de dentelle, figure prémonitoire du premier confinement.
La période que nous traversons porte-t-elle sa responsabilité ? Je ne rêve pourtant pas de revues lénifiantes et couleur pastel mais je lui ai beaucoup tourné autour.
Pour y retrouver des entretiens à deux (ou trois) voix. Elle est publiée par les éditions Rouge profond à Aix-en-Provence, dirigée depuis Vauvenargues, non loin, par Anna Guilló.
Et ce numéro est confié à Jocelyn Maixent. Nous l’avons connu au long des quinze années où il a représenté La Voix du regard au Salon de la revue, revue qui, de 1991 à 2008, à participé aux réflexions sur l’image, la place du spectateur, les conditions des émergences… Aujourd’hui responsable du Master 2 Communication pour l’audiovisuel à l’Université Paris 8, il coordonne donc, et mène un entretien avec deux rares cinéastes, Pierre Trividic et Patrick Mario Bernard – trois films en seize ans : Dancing, L’Autre et L’Angle mort ( !). Si des questions se posent, évidentes, sur ce thème, parlant du cinéma – le hors champ, en premier lieu –, l’échange amène à creuser jusqu’au au cœur même des processus de création.
De façon plus spatiale, géométrique, mesurable (ou s’efforçant de la rendre telle), mais aussi politique, policière ou idéologique, l’angle mort est « l’objet » auquel s’intéresse la forensic architecture, expliquée par Ariel Cane à partir des questions de Simon Zara. Faisant intervenir différentes compétences, il s’agit d’architecture et d’archéologie s’appliquant à des scènes de violence, crimes ou guerres, conflits ou drames, pour démonter les discours orientés, idéologiques, les témoignages faussés, par une reconstitution spatiale minutieuse.
Dans le domaine littéraire aussi, L’angle mort est présent. Mathieu Freyheit (poète publié aux Éditions de la Crypte, Maître de conférences en Études Culturelles à l’Université de Lorraine) interroge Sylvie Camet à propos d’un « non-édicté » en tant que règle : la « ligne éditoriale », pourtant invoquée dans l’ingrat objet littéraire qu’est la lettre de refus adressé à un auteur. C’est ici l’occasion d’approfondir le propos de son essai Votre manuscrit n’entre pas dans le cadre de nos collections (paru aux Éditions de l’Amandier en 2015).
Derek Woolfenden est un cinéaste expérimental, activiste, engagé, ayant « produit » (imaginé, élaboré, tramé…) un court métrage, Angle mort (2018) : il répond ici à Guy Astic. La revue reproduit ConfiCiné, le roman-photo du cinéma La Clef (Paris 5e) occupé et confiné en mars 2020.
Puis Éric Rondepierre répondant à François Vanoosthuyse (peinture, théâtre, photographie, écriture… et cinéma) : la beauté même est évoquée, questionnée dans sa pratique ; et puis Philippe Chancel expliquant à Marie Escorne comment ses sujets de photographe (personnes, territoires) constituent en eux-mêmes des non-vus, angles morts dont il s’attache à inverser la dimension (Nord-Coréens, chantiers à Dubaï, quartiers « résidentiels » de haute-sécurité à Kaboul…).
La revue se clôt par l’échange, conclusif et inspirant entre Chloé Galibert-Laîné, réalisatrice et chercheuse, et Ariane Papillon : elle nous convainc, s’il en était besoin (et la lecture de tête-à-tête y participe), de la nécessité de l’éducation à l’image, « Quand regarder, c’est coproduire ».
Yannick Kéravec