Au lendemain du débat qui a opposé à la télévision les deux candidats retenus pour le second tour de l’élection présidentielle, alors que, depuis des mois, nous sommes abreuvés d’images de campagne de toute nature, le nouveau numéro d’Images documentaires tombe à pic, comme dans une forme de synchronie dissonante. Entendons qu’en s’employant à réfléchir le rapport des cinéastes avec les images qu’ils filment, le sens qu’ils donnent au pouvoir, à son exercice, qu’en mettant à distance les discours ou la façon dont on s’identifie ou pas aux politiques, ce numéro aide à réfléchir ce que l’on nous montre, ce qu’on nous laisse voir ou ce qui se montre sans en avoir l’air.
Nous sommes habités par ces images qui accompagnent et l’actualité et l’histoire politique. Et ces séquences, ces images, ces paroles, ne sont jamais évidentes. Il faut toujours les regarder avec distance, en considérer l’amplitude. C’est cette injonction qui porte un numéro un peu plus bref que d’habitude, comme soumis à une sorte d’urgence. En se plongeant dans les articles du dossier qui s’intéresse à plusieurs projets – films de campagnes qui s’inscrivent dans la lignée de Primary, portraits dans les coulisses des campagnes ou réflexions sur des hommes de pouvoir… – qui investissent ce champ qui entremêle des sentiments contradictoires, entre fascination et critique.
Le numéro s’ouvre sur un article de Cédric Mal sur le film au long cours, diffusé en plusieurs épisodes, que Laurent Cibien a consacré à Édouard Philippe et qui le suit de sa campagne pour emporter la mairie du Havre jusqu’à la crise sanitaire alors qu’il occupait l’Hôtel Matignon. Ce projet qui se déploie sur plusieurs niveaux pose les enjeux majeurs de ce type de cinéma documentaire d’une façon aiguë. Car une strate intime se surajoute aux ambiguïtés inerrantes. Les deux homme se connaissent depuis le lycée et le film raconte autant leurs parcours divergents – l’un à gauche, l’autre à droite – que le parcours politique de l’ancien Premier Ministre. Il pose surtout l’enjeu central qui occupe le numéro – accentuant l’un de ceux du cinéma documentaire – : la distance qu’il faut trouver pour organiser un discours équilibré. Le « cinéaste ne s’efface pas devant son personnage, de même il ne le surplombe pas. Ni froideur absolue, ni chaleur immodérée, la distance entre celui qui tient la caméra et celui qui la regarde est d’abord le miroir d’une divergence politique, qui va évoluer et se transformer au fil du temps. L’alchimie, personnelle et idéologique, de ces deux ‘je’ est l’enjeu de cette série documentaire. », synthétise Cédric Mal.
Et c’est en effet là que se loge la particularité de ces films qui se frottent au politique, à la politique, au plus près, et qui doivent affronter, avec une certaine frontalité, les modalités même de leur énonciation, évaluer le poids de leur propos. On ne filme pas tout ça n’importe comment. On doit considérer, en tant que créateur ou que spectateur, toutes les modalités de manipulation, de contre-discours, qui semblent induites par le regard subjectif sur la chose commune. On se souvient du film fascinant que le cinéaste belge Hugues Le Paige a consacré, sur une longue durée, à François Mitterrand. Des images issues de ce film demeurent gravées dans nos imaginaires – la visite de la maison d’enfance, le discours sur les arbres, les séances d’écriture ou de correction, les rendez-vous avec Attali, la colère du Président lorsqu’on aborde les écoutes… Il suit, dans Le Prince et son image, un homme politique qui élabore, par son devers, son image, ce qui reste de lui, sa propre mémoire. Il revient longuement sur ce travail dans un texte qui en retrace la genèse et tente d’élargir son propos aux modalités même d’un cinéma qui s’inscrit dans le politique. Il y convoque Godard et Comolli, rappelant une responsabilité face à un spectateur qui lui aussi doit s’inventer une distance juste. Comolli affirme ainsi : « c’est donc mettre le spectateur dans une position non pas d’aveuglement, mais de lucidité, de capacité critique pour lui permettre de comprendre ce qui se passe, d’exercer son intelligence et pas seulement son goût. […] La mise en crise des présupposés ou des croyances du spectateur est le véritable propos du cinéma politique. »
Et en effet tout ce numéro, plutôt que de sérier des objets de cinéma – des films de campagne comme ceux de Raymond Depardon sur Giscard en 74 ou de Serge Moati, en passant par le récent Municipale étudié par Martin Goutte ou le long travail de Comolli à Marseille par Gérald Collas –, en interroge les modalités spécifiques, comme une forme accentuée du cinéma documentaire. Car ce qui se joue à la lecture de ce numéro très intéressant, c’est bien l’interjection du spectateur dans la manière dont on constitue un corpus filmique. On se frotte ainsi à une grammaire de cinéma complexe qu’il semble compliqué de distancier de soi, de son ambivalence propre. Et c’est pourtant ce à quoi nous invite un numéro qui en s’ancrant dans une forme d’extrême actualité permet de mieux considérer les flots d’images qui nous assaillent, de mettre à distance, eh oui !, la matière même du discours politique que peut tenir le cinéma sur notre présent et notre réalité, de nous aider à investir notre mémoire, les évènements, l’histoire politique, de faire se réfléchir la ponctualité d’un individu et la communauté démocratique. Fort utile donc, en effet !
Hugo Pradelle