Un premier numéro qui donne du plaisir

 

Une revue, les textes qu’elle rassemble, transforment un lecteur. Différemment d’un livre, d’un recueil, d’une pièce ; leur addition, les combinaisons qu’elle rend possible, modifient le lecteur qui les reçoit. Mais surtout, elles montrent, en acte, de manière dynamique, les possibles de la lecture, y ordonnant un rapport existentiel singulier. Parlant du premier numéro de la revue ÉchElle:UN, Michaël Batalla écrit qu’en lisant les textes très variés de ce numéro double : « un autre lecteur avait été réveillé, dévié de ses obligations techniques, rappelé à l’ordre de la nouveauté, de l’accueil des vulnérabilités expérimentales. Il était de bonne humeur. Il était disponible à la jeunesse de l’écriture et la recevait comme un don très précieux. »

 

Et c’est un peu le même sentiment, libre de l’angle obtus d’une école ou d’une démarche prédéfinie, qui assaille le lecteur à la lecture d’un « numéro prototype » réalisé avec le cip m qui se présente d’une manière inhabituelle : deux cahiers réunis, se faisant face, se présentant comme un livre non cousu.

 

 

D’un côté, un cahier réalisé par des étudiants des Beaux-Arts de Marseille qui ont participé à un atelier de recherche et de création dirigé par Cécile Marie-Castenet et Didier Morin. Fruit d’une collaboration étroite avec le Centre international de poésie Marseille, il réaffirme avec force le lien qui unit écriture et lecture, qui induit l’une de l’autre et vice versa, la manière dont s’élabore un processus créatif qui mène vers une inscription du texte dans un corps et une voix. C’est un peu comme un laboratoire dans lequel on plonge, avec une sorte de franchise qui fait du bien. Il est frappant combien les textes qui le composent admettent leur propre processus, qu’ils mettent en scène en quelque sorte leur progression. Ainsi, on lira avec intérêt le texte inaugural de Florent Eveque qui propose un séquençage, une série de propositions pseudo interrogatives qui donne à voir la constitution d’un système. Les textes rassemblés s’apparentent à des essais, des tâtonnements ; ils portent la trace de leur constitution. Listes, appositions, contrastes… Ainsi, le texte d’Audrey Regala qui propose la combinaison d’assertions qui témoignent de l’instabilité du processus même du texte. Qui consiste à peu près à « renvoyer, résonner, multiplier, refléter, prolonger, évoquer, murmurer, influencer, multiplier ».

 

En regard de ces sortes de mises en scène du texte, des raisons et des moyens qui le portent, le second cahier met au centre un plaisir provocateur, insiste sur l’expérience même de la littérature, comme signe. C’est l’effet provoqué qui compte ici, ce que le texte, le passage au texte, remue du reste des pratiques artistiques, l’impact qu’il implique pour celui qui écrit et celui qui lit. C’est plus compact, plus narratif aussi. Il obéit davantage à une confluence de formes. Ainsi, précédant quelques photogrammes issus du film de Victor Oozeer, La Nuit après le film, on peut lire : Des pages sont tournées dans un appartement. Une lecture silencieuse qui déclenche un ensemble de bribes, souvenirs peut-être. Un personnage à Paris la nuit après le film. » Le texte est envisagé dans sa potentialité plus que dans son effet, il se combine autrement.

 

ÉchElle:UN propose une expérience singulière, préside à une confrontation de formes, d’idées, de discours, d’expériences. Elle promeut la revue comme espace ouvertement, radicalement collectif. On y est entraîné dans une aventure ponctuelle qui fait se croiser les champs artistiques et offre une pluralité d’expériences qui mettent le plaisir, la curiosité au centre du geste poétique. Il y a là-dedans une émulation qui fait plaisir, encourage, accompagne. On a envie de voir comment ça marche, de croire aux hasards singuliers que les revues continuent obstinément de porter.

 

Hugo Pradelle