La jeune équipe de Zone Critique a créé il y a sept ans une revue numérique qui s’emploie, selon ses propres termes, à fouiller « une forêt de grands livres à lire, une forêt de grands films à voir ». Il faut d’abord noter l’enthousiasme qui portait cette initiative, l’énergie d’une équipe, la volonté de trouver un chemin quelque part entre l’érudition savante et le magma critique qui confine à la communication. Dorénavant, Zone Critique est passée au papier. Non pas en remplacement, mais pour trouver un autre souffle : c’est de durée qu’il s’agit, plutôt que de support.
Ce choix n’obéit ni à des enjeux techniques ni à des choix moraux entre le papier et le numérique. Ce passage à un autre support, dans une forme soignée et élégante, s’inscrit dans une réflexion sur la temporalité critique, sur ce qu’il en reste, sur ce qui mérite d’être pensé dans une durée moins immédiate. Il y aura donc désormais une parution annuelle distincte du site, qui considère la question importante de la production contemporaine et la replace dans un horizon critique qui dépasse l’immédiateté et la réaction.
Il est intéressant de réfléchir la question du support en dehors de la technique et du strict usage des outils numériques. Car ce qui frappe dans ce premier numéro que Pierre Poligone, Sébastien Reynaud et leurs comparses ont présenté à Ent’revues peu avant le Salon de la revue 2019, c’est l’urgence que ressentent de jeunes critiques à engager une réflexion qui prenne son temps, comme si l’urgence était de ralentir un peu. On méditera sur cet engagement et l’équilibre nécessaire entre des formes de lectures et d’écritures distinctes et probablement complémentaires.
Ce premier numéro est consacré au thème de la « crise sociale ». On y trouvera des articles assez développés à la fois sur des livres, des œuvres entières, des auteurs que sur des films ou des courants esthétiques. Du cinéma de Bruno Dumont ou des frères Dardenne à Houellebecq, Bertina, Ernaux, Bégaudeau, Ponthus… Que se joue-t-il des enjeux sociaux, des troubles du monde social dans la littérature ? Comment les écrivains les considèrent-ils ? Comment les intègrent-ils à des démarches artistiques ? Quelles langues, quelles formes en émergent ? Si on ne partagera pas tout ni du corpus ni des options critiques de la revue, il semble important d’éprouver avec eux une envie de prendre le temps de penser, de réfléchir ce qui se joue dans la littérature actuelle, dans les goûts qui s’affirment dans l’époque. Et dans la période de confinement, de restriction sociale que l’on traverse aujourd’hui, d’interventions d’écrivains dans le champ social qui posent question – c’est rien de le dire –, cette réflexion semble particulièrement urgente !
Le sous-titre de Zone Critique, « rendre la culture vivante», témoigne bien d’un projet qui change de forme, d’une entreprise critique qui évolue, qui refuse de se figer dans des habitudes. On sent dans ce premier numéro qui parfois pèche par enthousiasme ou manque de recul une énergie qui revigore, une volonté de partage qui manque trop souvent – manque qu’il est un peu vain de déplorer sans rien faire ou sans rien tenter. Le mouvement qui préside au lancement de ce numéro papier augure de possibles, de désirs puissants qui nous touchent et qu’il faut regarder de près.
Hugo Pradelle