Premiers souvenirs de notre série consacrée à Critique et son histoire : Antoine Compagnon raconte sa découverte de la revue, son arrivée, le « conseil de rédaction », ce qu’il appelle son « baptême ».
Critique Memories #1
Je suis au comité de rédaction de Critique — pardon, au conseil de rédaction — depuis 1977, je crois (un tel bail est inexcusable : on aurait dû me mettre à la porte depuis longtemps). Jean Piel y insistait : nous étions un conseil, non un comité ; nous l’avisions, mais il dirigeait seul, décidait tout. Et le conseil, en ce temps-là, ne se réunissait au complet qu’une fois l’an, et encore, dans une petite salle du restaurant jurassien de la rue Monsieur-le-Prince, Chez Maître Paul, en haut d’un étroit escalier en colimaçon malcommode à gravir pour Jean Piel, qui boitait depuis un accident de voiture peu après la Libération et une opération ratée par le père de Michel Foucault (détail qu’il rappelait volontiers).
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Que faisais-je là ? Deux ou trois ans plus tôt, dans un numéro de Critique que j’avais acheté, sans doute à la librairie La Hune, parce qu’il contenait un article sur L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari (c’est mon souvenir, dont je ne garantis pas la vérité), j’avais lu, au verso de la page de titre où s’étalait l’ours de l’époque, la liste des numéros spéciaux en préparation. L’un d’entre eux était annoncé sous le titre de « La Psychanalyse vue du dehors », projet qui retint mon attention.
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Un peu auparavant, mon ami Michel Schneider, que j’avais connu au cours de Bernard Dort sur le théâtre de Brecht à Censier (un jour nous étions assis l’un à côté de l’autre et, bavardant, nous avions découvert qu’il était élève à l’ENA et moi à Polytechnique), m’avait annoncé son intention de s’installer comme psychanalyste. C’était un jour que, descendant en mobylette l’avenue de l’Opéra, je l’avais aperçu sur le trottoir vers la rue des Pyramides (il travaillait maintenant à la Direction de la prévision, ou y faisait un stage). Nous nous rendîmes dans un café où il m’exposa sa décision, qui me surprit.
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Le soir même (à l’époque, nous faisions tous les deux de l’économie), je jetai sur le papier quelques notes sur le marché de la psychanalyse à Paris et je les lui envoyai. C’était pour le provoquer, mais il entra dans le jeu, ajouta son point de vue au mien, et notre texte, réellement écrit à deux, prit du volume et devint même assez long, peut-être trop. Nous ne savions pas quoi en faire, ni s’il fallait en faire quelque chose.
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Puis je remarquai le numéro annoncé par Critique. Notre texte fut dactylographié (je ne sais plus qui s’en chargea) et envoyé par la poste au directeur de la revue. Jean Piel réagit sur-le-champ, prit contact, souhaita nous rencontrer. Je ne me rappelle plus si nous le vîmes ensemble ou si j’allai seul au rendez-vous. Par hasard, nous entrions dans sa stratégie, qui consistait à taquiner la psychanalyse, toute-puissante dans ces années-là, et en particulier Jacques Lacan, son beau-frère (la femme de Jean Piel, née Simone Maklès, était la sœur de Sylvia Maklès, puis Bataille, puis Lacan, et aussi de Bianca Maklès, la femme d’André Masson).
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Notre article fut publié. Il figura même, il me semble, en tête du numéro (à moins que ce ne fût en queue, en tout cas en bonne place), et il fit un peu de bruit. Jean Piel fut content de son coup. Nous y avions contribué avec assez d’innocence.
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Quelques années d’intense collaboration à Critique s’ensuivirent pour moi (non pour Michel, sollicité par d’autres revues). J’y appris à écrire, vite, sur commande. Critique se faisait alors en flux tendu. Je me rappelle un soir où, dans l’urgence, Jean Piel vint chercher un article jusque chez moi après dîner (je ne sais plus sur quoi), le relut sur place à la hâte en y apposant quelques indications typographiques de son écriture tremblée, puis repartit dans sa petite Peugeot 104 indocile et cabossée (à cause de sa jambe raide, il conduisait avec le pied toujours sur l’embrayage) pour le déposer à la poste de la rue du Louvre avant de s’en retourner à Neuilly. Le surlendemain, je recevais les épreuves de l’imprimerie de La Rochelle.
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Nos déjeuners furent nombreux durant ces premières années, en général en tête-à-tête (il préférait voir ses conseillers un par un, peut-être pour qu’ils ne prennent pas trop de poids en face de lui). La première fois, il me semble que ce fut dans un restaurant de la rue des Canettes, chez Alexandre, encore à un premier étage. Il y en eut beaucoup d’autres. J’adorais écouter ses récits, le faire parler de Bataille, Limbour, Queneau ou Masson. Jean Piel et Critique ont été essentiels dans mon apprentissage. Mais il n’était ici question que de raconter un baptême.
Antoine Compagnon
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