Sixième livraison : Muriel Pic dit dans un même élan son parcours intellectuel, la progression de ses positions, son évolution de lectrice et l’expérience collective de la revue, son organisation, ses solidarités.
Critique Memories #6
Critique critique
J’ai publié mes deux premiers articles critiques en même temps, au printemps 2003, à la fin de ma thèse à l’EHESS, l’un dans L’Inactuel, l’autre dans Critique. Je me rends compte en écrivant cela que, par la suite, j’ai souvent poussé l’écriture de deux livres simultanément, ce qui a donné lieu à des parutions par paires : Le Désir monstre sur Jouve et la correspondance de ce dernier avec Paulhan ; L’Image papillon sur W. G. Sebald et Les désordres de la bibliothèque ; Mescaline 55 et La Vie est libre ; Elégies documentaires et En regardant le sang des bêtes, etc. Mon texte dans L’Inactuel s’intitulait « Veiller sur le sens absent » et recensait Le Pur amour de Platon à Lacan de Jacques Le Brun, auteur pour lequel mon admiration sans bornes s’est encore renforcée à l’occasion de la parution le mois dernier d’un ouvrage sur Angelus Silesius, Dieu. Un pur rien.
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Dans Critique, j’ai publié « Métamorphoses de l’expérience mystique » sur Brûlures de Dolores Prato, bref récit paru alors chez Allia, d’une auteure à l’époque inconnue en France, mais dont Verdier vient de publier récemment Bas la place, y’a personne, sorte de récit d’enfance comme Prato seule sait faire, plein d’une ironie sensible et d’une force heureuse, malgré tout, qui donne à son écriture une férocité et une fragilité au plus près des contradictions de la vie. Je dois dire que consacrer en 2003 un article à Brûlures n’allait pas de soi, que le Comité aurait pu refuser, même si je savais que j’étais sous la tutelle de l’un de mes directeurs de thèse, Yves Hersant (l’autre étant Pierre-Antoine Fabre), qui a pris le soin et le temps de relire ce premier texte avec attention. Que ma proposition ait été retenue m’a donné la confiance nécessaire pour poursuivre.
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Mais ce cas dit aussi quelque chose de la revue Critique, telle que Philippe Roger la dirige : une capacité à accueillir de jeunes auteurs inexpérimentés, mais aussi des essais sur des œuvres marginales, à l’écart, peu connues, déclassées aurait dit Georges Bataille, et dont une revue comme Critique avait peut-être aussi la tâche à ses yeux de montrer la pertinence, quitte à rebrousser le poil de l’académisme. Par la suite, j’ai proposé un article sur W. G. Sebald, lui aussi à peine connu à cette époque, puis sur Charles Reznikoff, dont on rééditait Holocauste, le seul ouvrage de cet auteur alors traduit en français par Jean-Paul Auxeméry, traducteur dont on parle trop peu, mais dont les choix me semblent souvent justes et nécessaires. Il y a eu quelques autres textes, un numéro aussi sur le cinquantenaire de la mort de Georges Bataille, au centre duquel se tenait le Collège de sociologie, numéro dont je n’ai pu choisir le titre, ce qui a valu à Philippe Roger quelques malédictions qu’il ignore, oubliées depuis, d’autant que j’ai pu avec l’aide de Georges Didi-Huberman choisir l’image de couverture du numéro, Bataille en extase souterraine devant les dessins de Lascaux. Je me souviens que pour ce numéro, dont je me suis occupée avec Pierre-Antoine Fabre, « Georges Bataille. D’un monde l’autre », nous avions déjeuné avec Yves Hersant, Philippe Roger et Sabrina Valy dans un restaurant du Quartier Latin, et que nous étions assis tout au fond de la salle, que c’était sombre, que je m’enfonçais dans une banquette très molle où risquait de m’engloutir ma timidité, et que le ton était joyeux, festif même, un brin dyonisiaque, mais avec le recul, je me dis que ce doit être de l’ordre du fantasme.
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L’exigence critique de Critique m’a donc accompagnée depuis le début, c’est là que j’ai appris, je crois, une manière de penser à côté des grandes lignes, sur ce mode du chemin de traverse qu’aimait tant Louis Marin. Mais avec diplomatie. On m’a refusé un article une fois à Critique, ou plutôt, on m’a demandé de le raccourcir en le modifiant, parce qu’estimé trop critique, même si ce n’est pas ce terme qui a été utilisé. J’ai évidemment laissé tomber. Nouvelles malédictions. Mais alors qu’est-ce donc que la critique à Critique ? Même si je ne suis pas toujours d’accord avec les choix critiques de Critique, il me semble que, justement, et c’est sa réussite, la revue ne cesse de relancer cette question, en la laissant ouverte à tous, et pour ma part, c’est avec une nouvelle question que je voudrais la prolonger ici : qu’est-ce que cette notion de critique pour nous, responsables de la dispenser et de prendre position dans l’espace intellectuel et politique d’une époque ? N’exige-t-elle pas de tout discours critique qu’il comprenne, dans son geste même, une auto-critique ? C’est certainement le plus intéressant à faire au moment de commémorer un événement comme la naissance d’une revue si bien nommée. Pour Bataille, tel que je le lis, la critique est liée à la prise de risque, au moment périlleux où l’on s’avance dans une œuvre, non pour la juger, mais pour mesurer ce qu’elle remet en question, ce qu’elle déclasse, comment elle dérange le classement de nos dictionnaires et de nos bibliothèques au lieu de conforter l’ordre établi, ce qu’elle met en crise pour penser sinon mieux, mais autrement, plus loin, ou sur ce modèle nietzschéen que Bataille avait fait sien de l’inactualité. Critique critique, un nom et un verbe, une notion qui est aussi et doit être un agir, une revue conduite par un Comité, avec des auteurs et des lecteurs : une communauté merveilleuse où nous introduit notre pensée.
Muriel Pic
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