À l’approche du colloque de Cerisy consacré à la revue Critique, Ent’revues publie une série de textes personnels, originaux et inédits. Première livraison, sous forme de préambule, par André Chabin.
Critique Memories #Préambule
Jean Piel, le geste Critique
« Quant au fond du débat, il conviendra de nous interroger tous ensemble sur la situation actuelle et sur les perspectives d’avenir d’un support de communication sociale dont l’importance pour la vie culturelle de notre pays n’a d’égale, hélas!, que l’indifférence que lui témoignent nombre de sociologues, d’universitaires, d’historiens de la littérature et des idées, sans parler des économistes ou des pouvoirs publics. » Ces paroles ont été prononcées en 1975 par Michel Sanouillet en ouverture du colloque « Des revues littéraires », organisé par le Centre du XXe siècle à Nice qu’il dirigeait. Retrancherait-on quelque chose aujourd’hui à ce constat quarantenaire ? Retour vers le futur… Quant à Gabriel Delaunay, président de ce qui s’appelait encore Centre National des Lettres, initiateur du colloque, conscient du « problème de l’existence des revues littéraires, de leurs conditions morales et matérielles », il constatait que « les revues en 1974 ont connu l’épreuve des augmentations du papier, des salaires dans le livre, des tarifs postaux. » Les tarifs postaux déjà. Et encore.
Impressionnant aréopage pour réfléchir à la situation des revues au cœur de ces années soixante-dix : citons Michel Décaudin pour une mise en perspective historique, Guy Chambelland (Le Pont de l’épée), André Dalmas (Le Nouveau Commerce), Jean-Marie Domenach (Esprit) Jean Malrieu (Sud), Philippe Sollers (Tel Quel)…une femme – une seule femme – Marie-Jeanne Durry (Création). Et Jean Piel au nom de Critique.
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En prélevant quelques mots de l’intervention de Jean Piel, on en viendrait presque à douter qu’il évoque « une véritable “institution” de réputation mondiale » : artisanat-empirisme-improvisation-approches et tâtonnements mais encore plaisir et amitié. Ainsi dessine-t-il les contours de l’« humble » silhouette de sa revue. Un bricolage en somme. Mais au fond ne pointe-t-il pas là ce qui fait que, née « petite revue » – dit-il –, elle s’impose, devient référence dans le monde des idées et de la création et peut se prévaloir d’ « une résonance dans l’opinion ». Elle devient grande à la mesure qu’elle sait mieux que d’autres, avec plus de constance, de régularité – Jean Piel insiste sur la contrainte énergisante du rythme mensuel –, dans sa liberté de pensée, la totale indépendance de ses choix, avec un goût inaltéré pour l’innovation, une ouverture à ce qui vient, « l’œuvre nouveau-née », bâtir la maison de l’autre, où cet autre pourra grandir et s’épanouir. Pour le dire autrement cette revue-là possède le talent rare de comprimer et d’exprimer l’esprit du temps. Elle le rend intelligible; elle donne « figure à l’époque ».
Une telle revue ne saurait être inféodée à nulle institution, nulle idéologie partisane, à aucun système de pensée clos : riche de ses curiosités multiples, d’une attention jamais prise en défaut, elle s’engage dans une « chasse au trésor » que chaque livraison rejoue. L’artisanat qu’elle pratique est un « artisanat d’art » : repérer dans le flux les pierres rares, les tailler et les faire miroiter.
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Autre image : Critique est une affaire de « francs-tireurs ». Oui mais qui et combien lui demande-t-on? Il répond, on ne peut plus évasif : « Le Conseil se réunit dans une réunion de plaisir et d’amitié environ deux fois par an ». C’est peu pour une revue mensuelle même si des rencontres informelles cousent autrement le temps et le Conseil n’est pas comité. Cet « environ » comme l’aveu d’un pouvoir à la fois discret et incontesté/incontestable. Une solitude peuplée et industrieuse. N’est-ce pas la vérité de toute revue, dans la nudité de sa fabrique, que cette incarnation ?
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Que dit encore Jean Piel en 1975 qui vaut pour aujourd’hui : que les revues sont des éclaireuses, que dans l’exercice de leur liberté, leur « désintéressement », elles sont des petites (toutes grandes soient-elles elles restent frêles au regard du tohu-bohu ambiant) machines à défaire le « déjà-pensé », à dissiper le brouillard du présent et donner hospitalité à ce qui se fait jour. L’activité critique est dessillement, déplacement et accueil: les revues en sont la forme inégalée.
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« Et puis la joie même que procure l’exercice » : Jean Piel ne l’oublie pas.
André Chabin
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