À l’annonce de l’arrêt de ses activités, nous republions ici un entretien accordé par Jean Ferreux à La Revue des revues no 48, en 2012.
Téraèdre se définit comme un éditeur militant en sciences humaines depuis 2001. Au rythme d’une dizaine de publications par an, diverses collections nourrissent son catalogue (L’anthropologie au coin de la rue, L’écriture de la vie, l’islam en débats, un lointain si proche, …). Seul maître à bord, Jean Ferreux, le directeur-fondateur. Il est aussi l’un des rares éditeurs indépendants à compter plusieurs revues à son catalogue. Nous avons voulu savoir comment il concevait son rôle.
Ton catalogue compte six revues (l’une a cessé de paraître). On est frappé par le caractère hétérogène de cet ensemble : sciences humaines et sociales, sciences de l’éducation, cinéma. Hors Cultures et sociétés que nous évoquerons tout à l’heure comment se sont-elles retrouvées à ton catalogue ?
Tout simplement parce qu’un certain nombre de rédacteurs de revues se sont rendus compte que Téraèdre leurs donnerait une visibilité plus grande, par son site internet, et par… sa participation au Salon de la revue, notamment.
Raconte-nous comment Culture en mouvement est devenu Cultures et sociétés chez Téraèdre…
Culture en mouvement n’est pas devenu Cultures & Sociétés ! C’est un peu plus complexe que cela. Lors d’une journée d’hommage à Armand Touati, que nous avions tous bien connu, et beaucoup apprécié, l’idée nous est venue de poursuivre son œuvre, dans le même esprit. Le même esprit, cela signifiait pour nous ce qu’écrivait le rédac’ chef dans le numéro 1, intitulé « Renaître », et que je te livre in extenso :
« L’oubli est un symbole de la mort » écrivait l’historien des religions, Mircea Eliade. C’est la volonté de ne pas oublier, de payer une dette aussi, qui nous a mis en travail pour que (re)naisse, tel un phénix, Cultures & Sociétés. Sciences de l’Homme. En septembre 2005, décédait notre ami Armand Touati et, avec sa mort, s’arrêtait, tout aussi brutalement, la revue qu’il dirigeait avec talent, Sciences de l’Homme & Sociétés (anciennement Cultures en mouvement). Certains de ses amis auraient aimé – comme pour que rien ne s’arrête – que ce beau mensuel soit immédiatement repris par une maison d’édition ou quelques bonnes volontés individuelles. Mais il faut, au deuil, un temps compté qui ne se marchande pas. Comme dans tout processus de passage, il y a des séquences, spécifiques, qui souffrent chacune quelque cérémonie. Ainsi, a pu s’opérer, tranquillement mais non sans travail, une renaissance. Mais renaître c’est forcément devenir autre. Notre revue n’aura pas la même forme, la même périodicité, ni bien sûr les mêmes textes, mais elle porte en profondeur la trace, les gênes, d’Armand Touati et de ce qu’il nous a légué : une éthique du partage et de la transmission. Sur le mode du travail en réseaux auquel il nous avait familiarisé – et que les intervenants sociaux connaissent bien – cette revue voit le jour, aujourd’hui. David Le Breton dit souvent que, somme toute, faire un enfant c’est facile mais qu’il est moins aisé de le mettre au monde. Cultures & Sociétés est né de la mobilisation d’au moins deux cents maïeuticiens (comité scientifique, comité éditorial, correspondants) et de ses premiers lecteurs. C’est notre revue et il nous appartient de l’aider à grandir, à prendre sa place, rien que sa place, nulle autre place. Vos idées, vos propositions, vos critiques seront donc plus que bienvenues, elles font de vous les « gardiens du seuil », des passeurs dans notre commun effort de pontification (jeter des ponts et non pontifier). Notre transdisciplinarité affichée s’inscrit dans ce désir.
Le monde présent est complexe à comprendre pour bien des raisons dont deux, au moins, justifient notre manifeste. Nos sociétés ont connu, au siècle dernier, des mutations sans précédent dans leur forme et leur accélération. Par ailleurs, à l’ère d’une mondialisation, elle aussi galopante, nous débordons d’informations mais souvent parcellaires, voire partiales. Il nous faut retrousser nos manches à plusieurs, confronter nos regards, nos points de vue, pour tenter d’approcher, un peu, une Weltanschauung, une conception du monde.
« Mourir, c’est être initié » disaient Platon et nombre de ses contemporains. Renaître, c’est avoir été confronté à l’épreuve de la mort ; c’est avoir pris – dans la symbolique chère à Eliade d’un regressus ad uterum – le temps de la gestation. Alors, peut-être, le nouveau-né n’est pas seulement vagissant, il est aussi mis au monde ou, comme le disait encore Mircea Eliade, il est inscrit dans l’axe du monde (axis mundi) parce qu’on lui a présenté une image du monde (imago mundi). Dans la tradition anthropologique initiée par Marcel Mauss, dès 1923, Cultures & Sociétés. Sciences de l’Homme a l’ambition de « donner, recevoir et rendre » des lectures plurielles du monde. À partir de questions contemporaines posées par l’Homme en sociétés, nous oserons, ensemble, les détours nécessaires, pour percevoir, avec le plus d’acuité, les cultures en mouvement. » Thierry Goguel d’Allondans
Cette revue a un statut particulier : c’est, à ma connaissance, la seule dont tu possèdes le titre, la seule dont tu participes de la rédaction…
Je ne possède rien, c’est Téraèdre qui en est propriétaire ! À cette nuance près, c’est exact.
C’est d’ailleurs souvent un mystère cette relation entre un éditeur et une revue : qui possède quoi ? La maquette, le fichier abonné, la subvention, le stock ? Oui, qui possède quoi ?
Chaque cas est différent. Pour, tout d’abord, le fichier abonnés, cela ne concerne que Cultures & Sociétés. Les autres revues, annuelles, n’ont pas d’abonnés au sens strict, mais des lecteurs fidèles, que j’informe des nouvelles parutions, et qui constituent, d’ailleurs, le gros des acheteurs. De subvention, il n’en est, hélas, pas question ! Pour la maquette, c’est réglé au cas le cas par la convention que Téraèdre signe avec l’organisme producteur de la revue. Quant au stock, il est partagé entre mon distributeur et Téraèdre (pour les ventes directes).
Beaucoup d’éditeurs se défient des revues : puits sans fond, éditeurs incontrôlables, régularité peu fiable, abonnés introuvables, presse muette…Toi, tu sembles leur trouver du charme et sans doute de l’intérêt. Bref, qu’est-ce qui te plaît en elles? Quels avantages pour un éditeur de couver ainsi quelques revues ?
J’aime bien ce terme « couver », que tu emploies ! Ou, plus exactement – et sauf pour Cultures & Sociétés – de care, pour employer un mot à la mode. Ce que tu dis sur les inconvénients est tout à fait vrai. Et l’intérêt que j’y trouve est que je peux, mieux que pour les livres, connaître les lecteurs. Il est, en effet, rarissime qu’un lecteur de livre se fasse connaître et réagisse – même si le site de Téraèdre vient d’accueillir un blog à cette fin. En revanche, je connais nombre de lecteurs des revues, personnellement ou par internet interposé, et cela est pour moi fort enrichissant.
Es-tu un éditeur très interventionniste (si oui, à quel moment du processus d’édition) ou laisses-tu les équipes des revues travailler en toute indépendance ?
Je n’aime pas que tu m’enfermes ainsi dans ce choix manichéen ! Les équipes des revues travaillent en toute indépendance, bien sûr : je ne leur dicte ni leurs thématiques, ni la liste de leurs contributeurs. Et je suis très interventionniste : pour ce qui concerne la lisibilité, bien sûr, mais tout d’abord la pertinence et l’intérêt des contributions. Il peut, ainsi, m’arriver de « suggérer » la réécriture complète de tel ou tel article, voire sa suppression pure et simple. J’ai la même attitude, d’ailleurs, avec les ouvrages collectifs !
Tu viens de le dire, tu es très sensible à la lisibilité des textes que tu publies et tu n’hésites pas à le faire comprendre à tes auteurs. Mais du même coup, ne prends-tu pas le risque de priver tes revues d’une inscription universitaire mieux assurée? Après tout, certaines recherches peuvent avoir à s’énoncer de manière un peu complexe, sans la fluidité linguistique que tu souhaites. Bref, en exerçant ce contrôle sur la clarté ne « déclasses »-tu pas tes revues, qui du coup peuvent apparaître comme des lieux de « vulgarisation « (non péjoratif) et non de recherche. Le monde universitaire n’y reconnaissant pas ses pairs.
À ce que tu appelles « vulgarisation », je préfère le terme, pas très beau je l’avoue, de « savoir moyen » (utilisé par une étude du CNL sur les revues, précisément !). Toute ma politique éditoriale, livres ou revues – je ne fais pas de différence – consiste à vouloir mettre à la disposition du plus grand nombre un savoir. Le sortir, ce savoir, des cercles d’initiés : beaucoup des chercheurs français travaillent avec des fonds publics, et ma conception de la démocratie, en ce domaine, est qu’ils ont le devoir d’en faire profiter le plus grand nombre possible de leurs concitoyens.
Quant à celles des revues qui veulent être réservées aux « initiés », elles ne m’ont jamais contacté ! Cela n’empêche pas que la rigueur scientifique soit de mise dans ce que Téraèdre publie, bien au contraire.
Hors le fait qu’on puisse les acheter depuis ton site, tes revues ont une présence plutôt frileuse sur la toile ; Pas de site en propre, pas d’intégration dans des portails. Faut-il y voir une politique délibérée des équipes ou de toi ? Est-ce conjoncturel ?
Excellente question, je te remercie de me l’avoir posée. Question suivante ? Plus sérieusement, c’est le genre de démarche que je devrais mettre en œuvre… si j’en avais le temps !
Selon toi, l’avenir des revues s’écrit-il en noir ? Ou au contraire cet objet singulier est-il appelé à une éternelle jeunesse ?
« Quoi qu’il arrive, il se trouve toujours quelqu’un pour l’avoir prédit », ai-je lu jadis quelque part. Et je ne suis pas madame Irma ! Tu utilises le terme d’« objet singulier ». Or, l’une des caractéristiques de cet objet est qu’il est généralement porté par un individu ou une équipe qui y croit, qui « en veut », qui se bat pour des idées, voire un idéal. Alors, tout ce que je puis souhaiter, à défaut de le prédire, c’est que les revues, à mon sens essentielles – depuis leur origine d’ailleurs – à la démocratie, continuent à exister.
Propos recueillis par André Chabin
Éditions Téraèdre
http://www.teraedre.fr/
Cultures & Sociétés, sciences de l’homme
Le Sujet dans la Cité
Chemins de formation au fil du temps…
Cinéma & Cie (co-éditée avec Carocci depuis 2008, puis entièrement à partir de 2009)
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