Pierre Bergounioux est un rabâcheur. Ne l’entendons pas évidemment comme un commentaire dépréciatif, mais bien pour le faire entrer dans la grande communauté des écrivains qui répètent, reviennent, enfoncent le clou, s’obstinent à redire, à réordonner la même matière, les mêmes idées. C’est un être obstiné et pourtant très doux, quelqu’un de calme mais d’angoissé, de têtu et de fragile… Il fait surtout partie de ces écrivains qui travaillent, qui ne font pas relâche. Immense lecteur, exigeant, précis, il semble vivre appuyé aux mots des autres, comme le dos soutenant une bibliothèque. Producteur infatigable de textes, de tous formats, de natures diverses, abattant les feuillets, répondant aux sollicitations avec une grande générosité.
Bergounioux mène de front tous les chantiers – depuis ses romans, ses récits jusqu’à son stupéfiant journal qui court désormais jusque 2015. Et il trouve le temps, l’énergie, pour écrire des textes pour des revues, grandes ou petites, célèbres et évidentes, confidentielles et surprenantes. La manière dont son œuvre se produit, sa cadence, l’obstination de l’écrivain ne sont pas étrangères à son engagement auprès des revues, à cette sorte de don continu et généreux.
Pour se faire une idée et de son attachement à ces lieux de publications et de l’hétéroclite des revues auxquelles il a participé depuis des décennies, avec plus ou moins de régularité, rien ne vaut une liste, un inventaire non. Pas exclusif mais assez large : Communications, Noto, La Nouvelle Critique, Cargo, Recueil, Dialectiques, Conférence, Lignes, AZERTY, Septimanie, Cahiers littéraires, Prétexte, NRF, NU(e), Littératures de langue allemande, Diérèse, Théodore Balmoral, Le Préau des collines, La Femelle du requin, Revue des sciences humaines, Écritures, Bulletin de l’association psychanalytique de France, Les Cahiers de la Nouvelle Forge, L’Atelier contemporain, La Quinzaine littéraire, La Revue des revues, Harfang, Scherzo, Siècle 21, Littératures, Cahiers Robert Margerit, Le débat, Revue 303, Quai Voltaire, Nouvelle revue pédagogique, Chemins de formation, Fario, Savoir/Agir, Les Amis de l’Ardenne, Cahiers Robinson, Revue critique d’architecture, Europe, Les Moments littéraires, Souffles…
Bergounioux est toujours à la périphérie des revues. Il ne participe pas à leur élaboration, il y donne des textes. Au coup par coup. On l’imagine aisément accepter d’écrire ces textes avec cette sorte d’accablement bonhomme qu’il adopte souvent. C’est que l’écriture, c’est un labeur. On revient toujours aux mêmes questions, mais on accepte aussi d’appuyer, de poursuivre une entreprise, d’ajouter des mots aux autres mots.
Le rapport de Bergounioux aux revues est singulier, ponctuel. Il y revient toujours, avec une régularité et une précision métronomiques. Elles font partie d’un paysage mental fondateur, qu’il s’obstine à reconduire toujours, à réaffirmer malgré les doutes, les épuisements et les découragements. Les revues sont comme un moteur d’appoint et une madeleine. Il s’y joue encore quelque chose dont l’écrivain pense qui a disparu du monde. Il n’oublie pas comment, depuis sa province, jeune garçon de l’immédiat après-guerre, il a trouvé des idées, des engagements dans les revues, qu’elles lui ont fourni des manières de structures mentales, idéologiques. Les revues ont été pour lui des lieux d’émancipation. Dans le n° 56 de La Revue des revues, il rappelle dans le texte qui l’inaugure la place qu’occupent dans sa formation intellectuelle et son existence les revues proches du PC : Les Cahiers du communisme, La Nouvelle Critique, Économie et Politique… Ces revues prennent place dans une vie sociale, portent des échanges et nourrissent des débats. Elles ouvrent un monde nouveau, et ce n’est pas rien ! Il y confie les lectures « des publications d’avant-garde à peu près illisibles » proches des écoles linguistiques des années 70….
Il confie dans ce texte, après avoir fait le portrait du monde perdu qui l’obsède, non pas avec une nostalgie niaise mais parce qu’il y lit l’une des transformation moderne les plus capitale, qu’il en est issu et qu’il n’en finit pas de le voir s’abolir avec un certain effroi, que les revues sont surtout liées aux immenses joies de la lecture, de la découverte des textes, de la liberté qui s’y gagne, des énergies qu’on y partage. Il écrit à la fin du texte : « Jamais plus nous ne lirons comme nous l’avons fait aux jours miraculeux, fous, de notre adolescence. Le monde rajeunissait, comme pour faire écho à notre jeunesse. Tout paraissait possible, brillait d’un éclat neuf, printanier, après l’hiver et la grisaille de nos premières années. Tout changeait à un rythme précipité et on attendait impatiemment l’apparition, aux devantures des librairies, des revues qui nous disaient, à tout le moins, qu’il se passait quelque chose qui nous concernait. »
On peut retrouver ce texte dans le riche numéro des Cahiers de l’Herne que coordonne son complice de toujours, poète, éditeur, Jean-Paul Michel. On y trouvera des textes de Michon, de Réda, de Lafon, mais aussi de Karim Haouadeg d’Europe ou de l’universitaire Laurent Demanze… À côté de ces contributions, beaucoup d’extraits ou d’inédits ponctuent comme toujours le volume, dont des textes, bien sûr, parus en revues. À feuilleter ce beau livre, on retrouvera les idées fixes d’un écrivain qui semblent toujours lutter et écrire pied-à-pied. On réalise à quel point les revues apparaissent fondatrices dans l’articulation de sa pensée, dans la structuration de sa conscience politique, dans son paysage moral et esthétique… Combien elles témoignent d’un rapport à l’écriture, à son rythme, à l’application que l’écrivain y met, à la rigueur qui fait tenir sa vie.
Hugo Pradelle
Cahiers de l’Herne, Bergounioux, L’Herne, 256 p., 33 €
Retrouvez ici le texte de Pierre Bergounioux
paru dans le n° 56 de La Revue des revues
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