Cette rubrique « Libres propos » n’aura jamais aussi bien porté son nom : dru, cru, drôle, le texte de Christophe Esnault, poète-surnuméraire, mais surtout co-fondateur du projet littéraire, musical et cinématographique Le Manque et hôte d’une kyrielle de revues, est aussi abrasif qu’un gant de crin. Après tout, les revues et leurs auteurs – prétendants ou récurrents – ont la peau dure. Pour nous, tout autant qu’une apologie paradoxale du revuiste, il sonne comme un éloge de notre « incontournable kermesse » et de ses produits dérivés, le Salon de la revue.
On distingue parfois assez mal le pétomane du revuiste, mais souvent le site de la revue nous aide à le reconnaître, sans hésitation. Photographies affreuses, illustrations immondes, écriture sans écriture, soutenez-nous, le CNL ne nous file rien (on est beaucoup trop subversif), et le Super U a mis fin à notre partenariat alors que ça faisait dix ans qu’on faisait nos courses chez eux (clique ici pour télécharger le bon de commande).
Tout le monde écrit. Tout est publiable. Foncez ! On vous conseillera vite de commencer à lire (oubliez ça, ne vous laissez pas influencer, ça ne pourrait être que dommageable pour votre style unique). Écrivez, montrez votre premier poème (n’est-il pas un petit peu coquin et osé ?) à la boulangère. Captivez l’auditoire des gars du PMU en payant la tournée de jaune pour mieux leur lire votre nouvelle où un migrant de quinze ans, ayant survécu à tout, est écrasé par une voiture, non pas par une brute épaisse au profil attendu, mais par un militant vert ayant trop tiré sur son stick de skunk, un soir de pluie diluvienne (posez un copyright sur le génie-de-la-chute). Qu’on vous demande de fermer votre gueule ou qu’on vous traite de grosse tapette, que la boulangère vous offre une moue gênée et vous aurez le déclic : vous dérangez, vous allez trop loin, personne ne peut entendre la vérité, votre vérité, celle que vous livrerez bientôt en soixante volumes. Après cette vision-là, vous vous sentirez prêt pour affronter le monde des revues, on vous l’a dit et répété, faut commencer par là avant de publier son Titus Andronicus.
On ne répondra pas à vos propositions de textes ou on vous enverra du copier-coller en mail groupé pour dire : « Devant l’afflux de textes nous avons dû (la mort dans l’âme) écarter le vôtre malgré ses incontestables qualités, abonnez-vous ». Puis après persistance acharnée, viendra le laconique « Sublime, je prends » qui vous offrira peut-être le plus beau jour de votre vie. Après 178 refus, vous déduirez que si la revue Tartempion vous ouvre ses portes, c’est (scientifiquement prouvé) la plus prestigieuse et exigeante du monde. Vous cocherez pour deux ans et aussi la case « dernier livre du revuiste ». Ce sera votre première enveloppe et chèque adressés à une revue. Ameuterez tous vos potes pour qu’ils s’abonnent aussi et puissent lire votre texte deux jours après la sortie de chez l’imprimeur. Vous compterez : vous avez quatre amis. Un jour vous déchirerez une enveloppe kraft sous la boîte aux lettres. Vous chercherez partout, mais vous ne verrez pas votre nom au sommaire ni nulle part. Aucune trace de votre texte (sublime oubli ou entourloupe ?). Vous ne soupçonnerez pas encore qu’il puisse vous arriver pire : votre nom à la place d’un autre, votre texte amputé de moitié et devenu incompréhensible, une mise en page dégueulasse, votre texte au milieu d’indiscutables bouses, deux petites fautes sur le titre de votre série de poèmes, une bio qui n’est pas totalement exacte où vous devenez militant socialiste auteur de La mixité expliquée à Kevin (ah oui, vous avez un homonyme sur le net qui écrit aussi), pas d’inquiétudes, tout ça et d’autres mésaventures vous attendent. Foncez, écrivez, proposez votre came à tout va. La joie et le plaisir d’écrire de la merde, c’est aussi le risque de faire des rencontres capitales. Un après-midi lors d’une lecture au Salon de la revue vous allez surévaluer le chant poétique et l’inventivité d’une langue (qui change la littérature) parce que vous aurez les yeux rivés au décolleté affriolant d’une autrice ou parce que le gars qui lit ressemble trop à Vincent Gallo. Il y aura en quelques mots prononcés toutes les caresses qu’on doit échanger avec un revuiste sur l’un de ses livres (le revuiste écrit, il a créé sa revue pour se faire des potes et être lu) pour placer un texte totalement dispensable et surnuméraire.
Oui ces mêmes caresses vocales seront prononcées entre deux bouchées d’un sandwich au thon en triangle à huit euros que vous vomirez sur le blaze d’André Chabin devant l’espace des Blancs manteaux et le gros rouge servi en gobelets. Injustice totale puisque certains viticulteurs seraient morts si André n’organisait pas tous les ans son incontournable kermesse, devenue repère de pochtrons. Avec celui ou celle que vous aurez poussé dans une chambre d’hôtel (si vous êtes pauvre, allez à Belleville, on trouve des chambres à 28 euros), vous vous gaverez de drogues de synthèse en vous roulant des pelles et en vous touchant le cul. Au matin en consultant votre messagerie sur votre iPhone, vous serez surpris d’y voir une trentaine de mails avec des intitulés curieux : Cunni forever ; Bouffe-chatte ; Et si c’était humide ? ; alors vous vous souviendrez qu’après une série d’orgasmes électriques, en vous tapant des fous rires, vous avez lancé un appel à textes sur vos Facebook : 7000 signes maxi, deadline : nous sommes impatients !, Thème : Cunnilingus. Un des gars du PMU dessine toujours des couilles et des bites sur ses sous-bocks, vous pensez déjà à lui pour les illustrations, une copine qui travaille à l’ESPE fera des photocopies gratos. Il faudra acheter des spirales pour relier tout ça, vous serez alors vous aussi revuiste. Vous rêvez déjà d’un super article sur votre premier numéro chez En attendant Nadeau, au partenariat avec Le Tripode pour le n°2 avec présentation de la revue à l’Écume des pages et le stand de trois mètres au Marché de la poésie. Vous resterez sous le mode loi 1901. La SARL, même si le succès est là, vous n’y tomberez pas. Un revuiste est toujours un ennemi du capitalisme. Toutefois, si un communicant du groupe Madrigall vous harcèle pour que vous soyez un alibi ou une caution esthétique, fun, rebelle et sexy (carrément de gauche (vous habitez Montreuil)), alors deux stagiaires de la filière Métiers du livre seront prêtes à tout. Vous goûterez à l’exercice du pouvoir et le numéro Crevure(s) se vendra carrément bien.
Christophe Esnault, parolier & humoriste (incompris ou juste mauvais)