Des revues en mouvement

Ouverture du dossier sur les revues publié par le journal de la BPI De Ligne en ligne n° 13 (janvier-mars 2014)

 

Elles pullulent : plus de 2000 assurément. Et le mouvement qui les porte ne fléchit pas : guère de semaine sans qu’apparaisse une nouvelle revue qu’elle soit électronique ou imprimée.

 

Les revues décidément ont la vie dure ou plutôt la ferveur intacte. Pourtant régulièrement on annonce leur déclin, on moque – méconnaissance ou indifférence – le caractère suranné d’un type de publication dont le prestige, voire le magistère, s’est fané au fil des décennies…Il est vrai que cette vie éditoriale intense peine à respirer dans le monde de la librairie qui ne leur fait guère de place, non plus que celui des bibliothèques, ni celui de la presse qui les ignore avec constance.

 

 

Désespérance des revues ? Non, inventivité renouvelée. Face à ce paysage morose, elles n’ont de cesse de muer, d’inventer de nouvelles stratégies, de multiplier les métamorphoses.

 

Pour approcher le corps des revues d’aujourd’hui, l’adjectif « hybride » est sans doute celui qui porte le mieux l’empreinte de leur identité ou plutôt de leurs identités.

 

Internet pouvait leur être un poison mortel : le numérique nourrissant chacun de son immédiateté et de la richesse de ses contenus, les revues allaient apparaître comme les parentes pauvres de la diffusion des savoirs et de l’accueil des nouvelles écritures et des pensées novatrices. Pourtant, de cet ennemi intime, elles ont fait un allié précieux. Bien avant les éditeurs classiques, elle se sont emparées du média d’abord pour en faire une vitrine, puis pour y numériser leur mémoire ou plus inventif encore pour doter leur site de contenus différents de leur revue imprimée, l’un venant épauler l’autre.  Au défi technologique, elles ont répondu par l’ubiquité : « même pas peur ».

 

S’il existe des revues strictement et classiquement disciplinaires, riches de leur rayonnement universitaire, force est de constater que le phénomène le plus passionnant de ces dernières années est l’affirmation de revues inclassables, inassignables à un seul domaine de création ou de réflexion. On disait naguère généralistes,  risquons celui d’impures : l’impureté réside dans cette volonté de pulvériser les frontières disciplinaires, de mêler les voix et les savoirs. Polyphoniques par nature, elles sont devenus polyglottes accueillant dans leurs pages des approches diverses, revendiquant le souhait de conjuguer pensée critique et création littéraire, capable de publier des articles de recherche comme des propositions artistiques.

 

Variété des supports, pluralité  des approches, mais c’est aussi leur forme ou leur formule éditoriale même que les revues ont su réformer. Certes, la maîtrise des outils informatiques a permis au geste artisanal de polir un objet éditorial soigné, élégant, séducteur, graphiquement abouti. Plus profondément elles ont su s’interroger sur l’image qu’elles donnaient d’elles-mêmes. La forme classique, proche du livre, était-elle intimidante ? Qu’à cela ne tienne, elles deviendraient, pour espérer séduire un public rétif, des objets à la frontière du magazine – dans son format, dans son rythme intérieur, sa mise en page – sans rien abandonner de la matière des revues. Avatar plus récent au succès remarqué, ces publications qui ne sont ni des livres ni des magazines, les « mooks »,  le plus souvent conçus et animés par des journalistes, qui tout en le déniant souvent ont un parfum de revue. On voudrait penser que l’emballement autour de ces publications, s’il traduit à tout le moins une insatisfaction face à la grande presse, révèle et attise un désir de revue.

 

Et dans un monde qui ne les attend pas, les revues ont compris aussi qu’il ne leur fallait pas hésiter à aller au devant du monde : alors dans un café, une librairie, un salon, une galerie, elles multiplient les lancements, les débats, les interventions musicales, les performances, les expositions. Dans leur volonté de partage, elles bondissent hors de leurs pages. Et les voici, protéiformes.

 

Cependant, au fil de toutes ces métamorphoses, l’essentiel reste à l’œuvre : la modernité paradoxale des revues, celle qui rejoint leur plus ancienne histoire, leurs fonctions fondatrices. Face à la tyrannie du présent, elles prennent du recul, le temps de la réflexion, le temps de la pensée critique – faite d’anticipation et de déconstruction – conjugué au temps qu’elles imposent : l’envers de la lecture kleenex, vite vue, vite oubliée et vite jetée ; à rebours des autoroutes de l’information, elles frayent des chemins de traverses, balisant des territoires inexplorés, cultivant des écritures nouvelles ; à la célébration du nom de l’auteur, elle répondent par leur sommaire collectif ; à l’étalon or du tout économique, elles opposent une parole pauvre, souvent gratuite, toujours précaire.

 

Objets contrariants et libres, elles sont plus précieuses que jamais. Naguère, quelqu’un, filant une métaphore apparemment peu flatteuse, a comparé les revues à des vers de terre. Dans leur multitude inaperçue, les vers de terre assurent la respiration de la terre. Les détruire serait condamner la terre à mort : ils lui donnent de l’air. On se saurait mieux dire : les revues ou la respiration.