Le Maroc, vigie des revues

Andrea Inglese, écrivain italien francophone, a participé au mois de mai au Salon International de l’Édition et du Livre de Rabat au Maroc. L’occasion de rencontrer et de débattre avec des revuistes et de partager des expériences. Il nous parle, avec liberté, de ces moments de rencontres et de la manière dont elles nous obligent à penser leur diversité formelle, à nous décentrer, à penser les activités des revues dans une sorte de traduction et de mélange permanent.

 

 

 

On est à Rabat pour la 29e édition du SIEL – le Salon International de l’Edition et du Livre. Sur les banderoles publicitaires, des images de Spider-Man côtoient les symboles du royaume marocain et les logos de l’UNESCO. Les salons du livre, d’autre part, ont toujours un air de grand bazar, du moment que le « livre » lui-même a une physionomie de plus en plus multiforme et insaisissable. Il y a donc tous les acteurs de la filière : auteurs, éditeurs, traducteurs, journalistes, chercheurs universitaires et, enfin, le public. Et celui-ci il est nombreux et varié comme les produits qu’il espère découvrir. À cette diversité de genres et de lecteurs, s’ajoute une diversité linguistique. Le programme, qui détaille tous les évènements du Salon, présente les textes au moins en trois langues. L’arabe domine, mais encore bien balancé par le français. Enfin, l’anglais prend de la place et il en prendra probablement de plus en plus.

 

Dans le panel African Anglophone Literature, The New Moroccan trend, on peut lire : « there is a new trend among young people in Morocco: they are more and more fluent in English at younger and younger ages. » La question est éminemment politique et elle est le fruit, d’abord, d’un inconfort qui a été manifesté à plusieurs reprises par les écrivains africains de la francophonie. Tout récemment, dans Les bons ressentiments. Essai sur le malaise post-colonial (Riveneuve, 2023), le sénégalais Elgas écrit : « si leurs racines sont africaines, le trait commun de beaucoup, sinon de tous les intellectuels du continent avec une notoriété, c’est que leur gloire est bien souvent, dans des larges proportions, française. A minima francophone avec ce que comporte le terme de relégation. » De toute manière, rien ne va de soi pour un·e écrivain·e du Maroc, du Maghreb, de l’Afrique – l’héritage de la langue implique un choix par rapport au passé (le passé de la domination coloniale), par rapport au présent (vers quel public et quel contexte culturel se dirige-t-on) et par rapport au futur (dans quelle tradition littéraire va-t-on s’inscrire).

 

Pour un écrivain, italien et européen comme moi, les choses sont bien plus faciles, mais aussi bien plus figées : on hérite du « paquet » de Dante à Calvino et Zanzotto, et on n’y pense plus. Les frontières de la langue littéraire correspondent en gros à celles du pays. On est, en tant qu’italien, une périphérie de l’empire Nord-Américain, et même la francophonie nous semble une vaste étendue grouillant de possibilités. Mais suite à des échanges avec des écrivains africains, j’ai un peu déchanté par rapport aux lauriers de la littérature francophone. En effet, il y a pas mal de tensions en famille, et ce n’est donc pas surprenant – même si c’est triste – que la France ne soit pas présente au Salon. L’Italie, par contre, n’a pas raté l’occasion avec son stand tricolore, qui vend du Dante à tout va.

 

Moi je suis là, en tout cas, avec l’identité trouble d’un écrivain italien mais francophone, pour parler des revues. Jalal El Hakmaoui, poète et traducteur marocain, passeur inépuisable du Maroc à la France, et de l’arabe au français, a invité Adil Hajji et moi pour dialoguer sur les « nouvelles formes » que la revue – ce véhicule typiquement moderne des idées et des écritures – produit aujourd’hui des deux côtés de la Méditerranée. Hajji a une longue expérience dans l’animation de revues marocaines. Son témoignage me permet de découvrir son implication dans des entreprises littéraires, mais aussi politiques et culturelles, telles que Kalima ou Librement. Et chacune de ces revues, toujours en équilibre fragile entre le financement privé ou institutionnel, semble ouvrir à tous les coups un laboratoire, qui explore et en même temps secoue l’identité culturelle marocaine. C’est le cas exemplaire de Kalima, revue féministe de Casablanca qui, après quatre ans d’existence, subira en 1989 la censure politique, à cause d’un dossier dédié à la prostitution masculine. Tout le problème des revues tient à leur prétention de faire de la littérature ou de la culture au présent, suivant les mouvements des idées et l’évolution des formes. Les revues sont le lieu privilégié où les héritages, les identités, les modèles littéraires peuvent être questionnés à partir du présent et de ses contradictions. Les meilleures revues sont celles de la synthèse manquée, qui fournissent une image instable de la littérature et de son rapport au monde.

 

Asameena

 

La question du jour, alors, qui vaut pour les revues marocaines comme françaises et italiennes, est le rapport avec l’environnement numérique et les possibilités qu’il offre d’être justement au plus près du présent. C’est une chance importante par rapport à la revue papier, cependant l’univers du numérique c’est aussi celui de la dissipation et de la dispersion individualiste. De plus, il apparaît parasité par les réseaux sociaux et ses logiques de rentabilité et de monopole de l’attention. À ces difficultés semble bien répondre un projet comme Asameena, revue littéraire sur le web, qui possède aussi un numéro papier annuel. C’est Kaoutar Chaqchaq, l’une de ses trois jeunes fondatrices (une marocaine et deux tunisiennes), qui me raconte l’histoire d’Asameena et défend ses objectifs. D’abord, la question de la langue : elle se présente comme un site trilingue – français, arabe, anglais. La question du laboratoire ensuite – littéraire et politique –, donc des formes et genres d’écriture pluriels, et un engagement féministe et post-colonial. Et enfin un véhicule hybride : du numérique, d’accord, mais aussi du papier. Et le dernier numéro en format papier – une autre synthèse manquée probablement – s’intitule Colères, fabriqué à Tanger.

 

Je suis impressionné à la fois par la lucidité et la charge émotionnelle qui circulent dans ce numéro, car le titre n’est pas démenti par les matériaux qu’il annonce. On peut lire dans l’édito : « Nous sommes toutes écrivaines, selon nos propres critères de légitimité littéraire. Nous écrivons à notre façon, en bredouillant tout en étant clairvoyantes et puissantes, en se donnant le droit d’essayer, en donnant à voir des textes qui tâtonnent avec exigence. […] Nous venons clairement des Suds, mais c’est compliqué, nous n’avons pas de traçabilité claire des terres d’où on vient, des lignées d’où on vient, et de ce que ça veut dire pour nous dans le présent. (…) Nous sommes aussi parmi les gens qui sont obligés de parler de ce qui fâche. » On ne pourrait pas mieux démontrer ce qui fait, encore au XXIe siècle, la nécessité des collectifs et des revues qu’ils animent.

 

Il semble alors important d’ajouter une dernière considération. Si la force d’une revue (militante) tient dans cette capacité à se positionner à la fois à l’écoute du présent, dans une attitude critique vis-à-vis du passé, et avec un geste audacieux tourné vers l’avenir. Au-delà de la temporalité, il faut aussi entendre le désir de franchir les frontières. En effet, toujours, l’une des véritables langues des revues c’est la traduction. À ce propos, je voudrais rappeler des revues françaises – du Nord, de l’Occident –, qui nous ont montré ou nous montrent encore l’importance de ne pas se suffire soi-même, de ne pas être dans l’attitude d’une gestion patrimoniale de la littérature et plus en général de tout héritage culturel. Je pense particulièrement à la figure de Henri Deluy et au travail extraordinaire d’une revue comme Action poétique au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. Mais je pense à celui aussi extraordinaire qu’aujourd’hui fait Laurent Cauwet avec Attaques. En somme, rien de mieux que la langue de la traduction pour nourrir des projets militants qui ne se contentent pas des identités figées et de la défense « patrimoniale » des héritages.

 

Andrea Inglese