par Baptiste Bacot
2017, in La Revue des revues no 57
Delta T : aux confluences de la musique
L’inspiration du titre de la jeune et trimestrielle revue (les trois premiers numéros sont sortis en 2016) est livrée sur la troisième de couverture du premier numéro : « Delta T désigne le différentiel entre le temps universel (basé sur la rotation du globe) et le temps terrestre (une convention). » On peut aussi y lire une volonté de fédérer une variété musicale d’engagements, de témoignages et de démarches créatrices qui affluent parallèlement et débouchent finalement au même endroit.
L’originalité de la revue se remarque d’emblée dans sa conception : la couverture cartonnée de couleur unie est découpée en forme de triangle rectangle dont le grand côté longe la reliure, l’hypoténuse tranchant la « vraie » image de couverture, la première page papier. Pas forcément pratique pour la lecture mais très agréable visuellement, d’autant plus que ce plaisir de l’œil se prolonge au fil des pages : les dessins de Marie Guéguen dynamisent les textes tandis que le travail graphique de Nicolas Barrié leur confère une identité visuelle singulière.
À la lecture, cette multiplicité se confirme à nouveau : tous les styles musicaux ont droit de cité dans Delta T, de quelque région du globe qu’ils viennent. Les auteurs (souvent musiciens eux-mêmes) qui s’expriment dans les pages de la revue sont d’ailleurs souvent ancrés dans plusieurs pays à la fois, voire se sont expatriés. Pour le jazz, le texte de Marc Buronfosse qui ouvre le premier numéro explore la relation du guitariste et contrebassiste avec les musiciens, les habitants et les paysages de la petite île de Paros, en Grèce. Dans le deuxième numéro, C’est Julien Desprez, guitariste et membre fondateur du collectif musical COAX, qui met en perspective la scène free jazz parisienne et l’AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians) de Chicago, fondée en 1965 et qui promeut depuis une musique engagée, tant sur le plan esthétique que social. L’histoire de ces musiciens d’outre-Atlantique, qu’il a eu l’occasion de fréquenter, d’abord sur disque puis en chair et en os grâce à un programme d’échange musical, l’invitent à s’interroger sur la forme du concert, sur la mise en scène des corps, sur le collectif musical et la portée politique et culturelle de ces choix.
Pour le rock, Éric Débris, membre fondateur de Métal Urbain nous emmène dans sa ville d’adoption, Austin, pour une plongée dans la vie musicale de la capitale texane (numéro 1). Le texte s’ouvre sur la trajectoire biographique qui a mené l’auteur à s’installer aux États-Unis mais bascule rapidement dans la description haute en couleurs de l’ambiance des bars musicaux – en évitant soigneusement les « pièges à touristes » –, dans lesquels on joue essentiellement du rock, bien sûr. Dans le troisième numéro, on reste sur la côte Atlantique, sur le vieux continent cette fois, avec Pierre-Henri Allain qui retrace les faits marquants du Vauban, haut-lieu de la vie musicale brestoise, dont la salle de bal est célèbre pour son ambiance des soirs de concerts et pour les artistes qu’il accueille depuis 1962 (avec une interruption entre 1971 et 1985) : Sydney Bechet, Charles Trenet, Mistinguett, Stéphane Eicher, Tino Rossi, Archie Shepp, Gary Burton, MC5, Christophe Miossec, Rodolphe Burger (en solo ou avec Kat Onoma), Yann Tiersen entre autres. Dans ce même numéro, Patrick Foulhoux livre des extraits d’un abécédaire du rock en cours d’écriture, présenté comme une « liste de première nécessité » discographique. Son style tranchant, dont la vulgarité est une composante assumée, est en plein accord avec les disques choisis.
Les patrimoines musicaux locaux et nationaux ne font pas exception, comme le laissent déjà entrevoir l’évocation des textes sur le rock et le jazz. Dans le deuxième numéro, José Dubreuil retour-ne à son enfance cantalienne pour mettre à jour les racines de sa passion pour le patrimoine musical transmis par l’oralité. Des danses traditionnelles costumées de son adolescence et du répertoire musical auvergnat, elle en vient rapidement à s’intéresser, dans une démarche qui relève de l’anthropologie, à la culture locale de différentes régions. Elle est membre fondateur, en 1985, de l’AMTA (Agence des musiques des territoires d’Auvergne) qui, trente ans après sa création, a été reconnue comme ONG experte dans le patrimoine culturel immatériel par l’Unesco. Dans le numéro suivant, Sylvain Prudhomme relate son voyage en voiture d’Avignon à Sainte-Cécile-les-Vignes avec deux musiciens de Guinée-Bissau du groupe Super Mama Djombo : Malan Mané et Djon Mota. Au fil des disques du Rail Band – porté par la voix de Salif Keita – et du Bembeya Jazz National diffusés sur l’autoradio pour agrémenter la route, la beauté simple et virtuose de ces groupes d’Afrique de l’Ouest s’impose, l’influence de ces enregistrements sur la musique de Super Mama Djombo devient une évidence. Mais la voix de Damba Camara et la guitare de Sékou Diabaté, du Bembeya Jazz, se sont tues depuis. « Solitude de ceux qui restent », écrit Sylvain Prudhomme, qui fait émerger la portée métaphysique de cette musique pourtant si légère ; « rire d’un grand éclat, et puis mourir. »*
Les projets expérimentaux – celui de Bartholomäus Traubeck par exemple, qui tire de la musique de disques de bois en lisant et en convertissant, par des moyens technologiques, les anneaux de croissance des arbres (numéro 1) – et la dimension réflexive du processus créateur musical – celui de Catherine Watine (numéro 2), sa relation aux langues française et anglaise, au piano, aux mots ou bien celui de Jean Fauque (numéro 3), collaborateur d’Alain Bashung, qui porte un regard rétrospectif sur les émotions musicales de sa jeunesse ainsi que sur les possibilités de création apportées par la technologie musicale dans les années 1980 – ne sont pas négligés. Tous les auteurs ont d’ailleurs à cœur d’interroger la musique au-delà de sa seule dimension esthétique. Son impact sur le monde économique (ou bien sur la situation financière des musiciens) et la formulation de points de vue cyniques ou contestataires qu’elle rend possible sont également abordés dans ces pages.
Formulons tout de même deux reproches mineurs, dont le premier est inévitable car subjectif. Sur l’ensemble des trois numéros, seuls deux textes ont moins suscité notre intérêt : l’un parce qu’il n’a pas, à notre avis, de véritable fil directeur et qu’il échoue à tenir le programme qu’annonce son titre, l’autre parce que son auteur ne cesse de marteler que c’était mieux avant – et même dans une perspective autobiographique, cela est vite lassant. En outre, le titre des numéros deux et trois sont identiques (« Lire la musique ») mais ne semblent pas pour autant leur donner une direction thématique, ce qu’un court texte liminaire aurait permis d’éviter facilement.
Cette première année de Delta T n’en reste pas moins extrêmement prometteuse. On espère que les prochains numéros continueront à prendre appui sur la diversité qu’offre la musique sous toutes ses formes pour élargir encore l’horizon déjà vaste de la revue.