par Yoann Thommerel
2015, in La Revue des revues no 53
Rares sont les numéros de revues – surtout de théâtre – que j’ai lus de la première à la dernière page, le numéro 1 de Revue Incise en est un. 240 pages lues sans ennui, mais avec une impression, renforcée au fil des contributions, celle d’avoir entre les mains un objet exigeant, stimulant, nécessaire.
« Revue Incise. Vient du théâtre, d’un théâtre en particulier, mais elle n’est pas à strictement parler une revue de théâtre. C’est depuis le théâtre qu’elle interroge l’époque. Et elle l’interroge avec une question et une exigence en tête : le lieu et la critique. » C’est ainsi que cette revue sobre et élégante (format poche, 99 % noir et blanc, le reste en couleur, maquette soignée) se définit, en quatrième de couverture. Une intention précisée avec limpidité et tranchant par Diane Scott, rédactrice en chef de ce projet porté par le Studio-Théâtre de Vitry. Je la cite longuement, à dessein :
« à la question obsédante du théâtre actuel – le public, son découpage, sa captation, sa fidélité – c’est-à-dire une forme pervertie de questionnement sur le peuple, Revue Incise substitue la question “qu’est-ce qu’un lieu ?” Parce que le théâtre est historiquement un des endroits où cette question est mise au travail. Parce qu’évidemment c’est une métaphore de la question politique. Façon concrète de maintenir la nécessité de la chose commune.
« Méthode mais pas seulement, il s’agira aussi de participer à “reconquérir la force de l’énoncé critique”, comme l’exigeait Walter Benjamin. Cela signifie d’une part s’affranchir des politesses, d’autre part séparer la critique dramatique du test de consommation.
« Notre ambition critique excède le monde du spectacle, elle est une ambition de regard. Revue Incise est une revue politique. C’est-à-dire qu’elle s’adresse au théâtre et au-delà. Mais il ne s’agit pas d’une adresse qui déborderait de son lieu naturel. Comme un verre plein. L’incise convoque l’image contraire, celle d’une circulation qui traverse les “milieux” et les entre-soi. Elle s’adresse à tous ceux pour qui penser notre présent importe. Car le théâtre est une des entrées majeures de notre modernité, et, peut-être, de ce qui lui succède. »
Rares sont les assemblages de contributions qui répondent aussi toniquement et de manière aussi convaincante au projet que se donne une revue. Le travail critique lancé à partir de la question qui intitule le numéro – « Qu’est-ce qu’un lieu ? » – enthousiasme, tant par la force de ses analyses que par cette manière de convoquer des disciplines et des sujets multiples, débordant très largement la seule question du théâtre.
Tout commence par un dézingage en règle du Comptoir général, ce bar faussement alternatif du quai du Jemmapes (Paris 10e) qui, sous couvert de retour au collectif et derrière une scénographie à l’imagerie post-coloniale décomplexée, tente de masquer sa seule et unique fonction, banale s’il en est : générer les plus grands profits. Il faudrait parler dans le détail de tous les textes qui suivent, je n’en choisis que deux, mes préférés.
Street life de Joseph Mitchell, traduit de l’américain et commenté par François Tizon : ce texte sur la ville est un petit prodige, une déambulation poétique au gré du trajet des lignes de bus de New York, un épuisement dans la ville et de la ville, offrant une sorte de pendant ultra-urbain aux promenades d’un Robert Walser.
Un texte consacré aux jeux vidéo : J’ai un problème avec les jeux vidéo d’Anna Anthropy, traduit de l’américain par Arkady Filin, véritable manifeste pour le développement et la diffusion de jeux vidéo indépendants, qui dit en creux ce à quoi toutes les revues devraient s’appliquer : « Les jeux indépendants réalisés avec de petits budgets et pour de petites audiences peuvent se permettre le luxe d’être plus expérimentaux, plus étranges ou plus intéressants que des jeux à douze millions de dollars qui doivent rentrer dans les clous pour assurer un retour sur investissement. Imaginez ce que pourrait créer une industrie du jeu vidéo qui ne serait pas obsédée par les succès commerciaux – ou à qui on ne demanderait pas de fabriquer des blockbusters. »
Revue incise n’a pas attendu l’existence de revues de théâtre à douze mille dollars pour se positionner en revue indépendante. Elle se permet d’emblée un luxe rare, celui de l’ambition de son regard.