par Yves Boudier
2017, in La Revue des revues no 57
Bleu indigo, une couverture comme du galuchat sous les doigts, orientée cardinale avec les informations ci-dessus en réserve blanche. En son centre, une pastille où l’on découvre la silhouette d’un animal fictif, moitié lyre et oiseau, moitié porc-épic, tel celui que Marco Polo chassait dans son Livre des Merveilles. Format cahier d’écolier (17 x 23), une bonne main comme l’on dit chez l’imprimeur. Félicitations à Julia Tabakhova pour la typographie et le design, et à Christian Désagulier pour les « Photographies d’ombres mauriciennes au Jardin de Pamplemousse », dont les agrandissements parcourent le numéro depuis la première et dernière images, plein cadre, pleine page. Souci de la construction, rigueur de la relation textes-images, émotions croisées des gestes « poégraphiques », on en comprend ainsi le sens.
Toute la lire « poursuit son enquête anthropoétique en tout genre, en compagnonnage d’auteur-e-s de poèmes, de récits et de théâtre, artistes, traducteur-e-s, toutes et tous le sont du monde qui nous englobe, poètes-quelque-chose qui écrivent sur le terrain, c’est-à-dire dessus, pour et depuis maintenant », avec (suivons le sommaire de ce numéro 2) Marie Borel, Olivier Schefer, Jesper Svenbro, Sergueï Zavialov traduit du russe par Yvan Mignot, Yves-Marie Stranger, Caterina Pasqualino & Chiara Ambrosio, Frédérique Guétat-Liviani, Sarah Carton de Grammont, Véronique Benéï et Géraldine Geay.
Ainsi, si l’on est attentif aux titres des contributions, le dessein profond de cette revue nous apparaît, dans l’heureuse opacité nécessaire du poème comme forme et pulsion d’écriture, dans le vertige des rapprochements improbables paradoxalement éclairants sur la geste humaine, ses dépliements contemporains ramenant notre regard sur des sources oubliées. Exemples : « Atlas de mes estuaires d’écrire. Hauts-fonds, pleines ou basses mers & eaux fangeuses : sept esquisses de cartes parmi d’autres » (Sarah Carton de Grammont), « Santa Marta Poetica : Aperçus d’ethnographie politique en Colombie » (Véronique Bénéï), « Tierra inquieta » (Caterina Pasqualino & Chiara Ambrosio), ou encore « L’île cachot » (Olivier Schefer). Et, plus tranchants dans l’ellipse implicite et la brièveté : « Canto » (Jesper Svanbro), « Œil » (Frédérique Guétat-Liviani) ou « Poèmes de rester » (Géraldine Geay).
Ainsi, les langues et les langages se mêlent et s’engendrent. Le poème accueille et impose ce que la voix dispose, ce que le vers compose et décompose.
« les méduses ont trouvé que leur forme convenait / aux circonstances et elles en sont restées là », écrit Marie Borel au cœur d’un long et prenant poème, « Des questions singulières ». Ce refus de l’anamorphose (technique si souvent pratiquée par les adeptes d’une écriture « poétique ») peut représenter l’emblème de cette livraison dans son ensemble : être au sens propre terre à terre, au plus près du monde que nous vivons et avons reçu en partage, celui des parlers, des cultures, des auteurs qui nous ont précédé, « afin de ne pas faire une lecture injuste du poème » comme Jesper Svenbro le revendique à propos d’un texte de Sappho. Et que dire du long poème de Sergueï Zavialov, « Le Jeûne de l’Avent », lui qui reste à l’écoute des voix singulières des peuples en voie de perdition, « anony-mes qui bégayent d’inaudibles vocables », ou du texte inattendu d’Yves-Marie Stranger, dont le titre pourrait nous tromper (« Vie imaginaire de Jean-Michel Cornu de Lenclos ») alors qu’il décline au plus près des archives de la Bibliothèque municipale de Montpellier son compagnonnage fictif, intime, familial et littéraire avec Cornu de Lenclos, personnage visible sur une photo aux côtés de Rimbaud en partance pour Aphinar. « Les vies contées ici sont multiples et foisonnantes », conclut-il.
Désormais, les portes s’ouvrent vers les textes qui suivent. Sensibilité du quotidien et épellation des douleurs, et du corps et du sentiment, chez Frédérique Guétat-Liviani, « les restes se noient / dans un bleu / beaucoup plus bas / que terre », « l’inaltérable altérité » de Sarah Carton de Grammont, les poèmes interrogatifs et étrangement simples de Géraldine Geay, en belle et douloureuse conclusion après le vaste ensemble de Véronique Bénéï, « Aperçus d’ethnographie politique en Colombie », brefs quatrains en référence et en écho à Santa María del Darién, ville fondée au XVe siècle par les Conquistadores, tombée en ruines peu après sa naissance, « Tout est là / Tout se boit / Tout se voit / A Santa Marta ».
Et pour clore ce beau volume, un arbre de Noël au sommet duquel la tortue du proverbe minyanka de la page d’ouverture nous regarde : « Si tu vois une tortue / tout en haut d’un arbre / ce n’est pas la première fois ».
Allez savoir… Comme le rappelle Olivier Schefer dans les presque dernières lignes de « L’île Cachot » en citant Louis Marin : « Au fond, l’Utopie n’admet rien d’extérieur à elle-même : elle est à elle-même sa propre réalité ». Toute la lire à la fois confirme et dément ce propos, c’est là son intérêt et son originalité dans le paysage revuiste d’aujourd’hui.