Vient de paraître, dans la belle « Collection Merveilleux » de José Corti, une anthologie de Martine Courtois intitulée Dans la cuisine de l’ogre. On y retrouve de nombreuses versions de contes dans lesquels interviennent des ogres, des sorcières anthropophages, de jeunes gens qui s’échappent par la ruse… On y lira des versions bretonnes, provençales, nordiques, kabyles ou maliennes… Il est toujours fascinant de lire des textes si proches, de les comparer, d’en observer les variations, les qualités, les dispositifs narratifs ou les motifs qui s’ordonnent autour d’une trame commune. Il se produit quelque chose de particulier dans cette forme de lecture compilée, on reconnaît des éléments, des traits qui structurent un même univers mental et fictionnel.
Martine Courtois se place ainsi au croisement de la littérature, de l’anthropologie et de l’ethnologie et nous explique comment ces textes sont collectés, classés , comment on les reconnaît. Elle met en scène une espèce de traque de récits non fixés qui existent dans une tradition orale. Et des nombreux outils dont on dispose pour faire connaître ces textes, pour les travailler, hormis des volumes anthologiques ou des études savantes, ce sont les revues qui viennent à notre secours ! Il est frappant de découvrir combien de thèmes et de versions nous parviennent par l’entremise de publications tout à fait différentes. Qu’elles participent à la collecte ou à l’analyse de ces contes éparpillés, les revues, par toutes sortes d’approches différentes qui vont de l’ethnologie à la psychanalyse, considèrent ce corpus immense et le transmettent.
Le livre de Martine Courtois puise à toutes sortes de sources documentaires et intellectuelles. Pour concevoir le canevas général de son sujet, elle se réfère aux ouvrages classiques de Nicole Belmont, de Delarue et Tenèze ou de Marc Soriano… Mais elle puise aussi à des articles de références parus dans des revues. Plusieurs fois, elle référence des textes sur le cannibalisme de Geneviève Calame-Griaule (fondatrice des Cahiers de littérature orale) ou Jacques Geninasca parus dans la Nouvelle revue de psychanalyse ou, pour mieux comprendre les transmissions du récit populaire, elle nous invite à la lecture des études d’Emmanuel Cosquin ou de René Basset publiées dans la Revue des Traditions Populaires au début du XXe siècle. Elle cite aussi des textes en anglais comme ceux de Christine Goldberg parus dans Fabula, Folklore ou dans des revues encore plus spécialisées comme Le Bulletin de l’Institut français d’études andines…
Mais c’est surtout dans la compilation et le récolement des textes eux-mêmes que le rôle des revues apparait essentiel. C’est bien souvent dans leurs pages qu’on découvre des pépites ou des textes vraiment peu évidents, soit que les langues en soient rares ou les possibilité s de publication peu plausibles… On lira ainsi une belle version bretonne d’Ille-et-Vilaine collectée en 1887 par Eugène Rolland dans le revue Mélusine, une autre, de la Vienne, intitulée « Le Conte du Diable », parue l’année suivante avec d’autres contes poitevins dans la Revue des traditions populaires (en partie disponible sur Gallica) et dans la même revue, dont l’évidence s’impose pour notre sujet, une version venue du Cantal…
Mais, comme les revues, leurs ressources ne cessent de surprendre, on peut aller voir également du côté de publications plus étonnantes. Ainsi, on lit une superbe version provençale, « Péquénain », qui a paru dans le n° 1 de La Gerbe, coorevue d’enfants, de 1927 et même dans Les Remparts, la revue de la classe de Célestin Freinet en 1929. On voit bien que les revues révèlent des textes, conservent une mémoire, s’attachent à des détails qui permettent de redécouvrir des perles littéraires. C’est aussi l’hyperspécialisation des revues qui semble utile au projet de Courtois car elles mobilisent des universitaires ou des linguistes qui proposent des analyses savantes et des études détaillées qui complètent une vision qui, sans elles, demeurerait trop généraliste.
On pensera par exemple au 8e bulletin de la Littérature orale arabo-berbère publié par le CNRS. On est frappé par l’importance du travail des revues pour l’analyse et la mémoire des traditions populaires au tournant des XIXe et XXe siècles : la Revue de traditions populaires, source intarissable on le disait, mais aussi La Tradition. Revue illustrée internationale du folklore et des sciences qui s’y rattachent (cf. les archives ), le Bulletin de la Société dauphinoise d’ethnologie et d’anthropologie (cf. Gallica) ou le Bulletin de la Société des sciences, lettres et arts de Pau (cf. Gallica). L’intérêt semble continu et on lira des textes dans des revues aussi diverses que la Revue d’Auvergne (cf. Gallica), Le Monde alpin et rhodanien. Revue régionale d’ethnologie, la passionnante Folklore, revue d’ethnographie méridionale (2 numéros sur Gallica), les Cahiers de littérature orale, mais aussi des revues étrangères comme la Revista Ocidental au Portugal, la French Review en Acadie ou le Journal of American Folklore.
C’est le croisement des versions qui révèle des traits anthropologiques ou permet d’analyser les figures de nos textes fondateurs. C’est dans le croisement divers des revues qu’on perçoit la richesse de la matière de la littérature populaire mais aussi dans la diversité des approches et des disciplines qu’elles promeuvent que nos lectures et nos savoirs s’enrichissent et se conservent. Travail essentiel, discret mais majeur que mènent avec obstination les revues et qui rendent possible des études plus générales, nous font redécouvrir de véritables petits joyaux littéraires et penser plus généreusement les figures mythologiques qui ont bercé nos enfances.
Hugo Pradelle