L’historienne Mélanie Fabre publie un livre issu de sa thèse au titre un peu mystérieux : Hussardes noires : des enseignantes à l’avant-garde des luttes. À la fois simple et complexe, subtil en tout cas, l’ouvrage est fondé sur une étude fine et attentive du parcours de vie de quelques intellectuelles de la Belle Époque, lesquelles sans être totalement inconnues, ne font pas partie pourtant des célébrités du temps. Certes, Pauline Kergomard (1838-1925), cousine des « frères Reclus », inspectrice générale des écoles maternelles, est assez identifiée et Paris comme Lyon ont des rues à son nom. On pourrait dire la même chose de Mathilde Salomon (1837-1909), longtemps directrice du collège Sévigné. Mais les notoriétés de Jeanne Desparmet-Ruello (1847-1937), directrice de lycée, présidente de l’Université populaire de Lyon, Albertine Eidenschek (1864-1942), directrice de l’école normale de Douai, Marie Baertschi (1868-1942), professeure d’école normale, sont sans doute moins établies ? Et pourtant, Mélanie Fabre parvient à écrire un livre passionnant qui éclaire non seulement l’histoire sociale et culturelle de ces enseignantes, leurs relations contrastées avec la République et la laïcité, dont elles étaient a priori d’excellentes élèves, mais dont les contraintes les poussent aussi à des engagements plus ou moins en rupture, d’abord dans le camp dreyfusard, jusqu’à parfois se compléter et se complexifier par des démarches de critique sociale, de réforme pédagogique et d’émancipation féministe.
Ces jeunes intellectuelles mènent une part de leurs combats dans des revues, qui appartiennent souvent à ce milieu dreyfusard d’origine. Nous ne sommes pas surpris de retrouver les Cahiers de la Quinzaine (1900-1914) de Charles Péguy qui publie en 1904 Chad Gadya ! de Israël Zangwill dans une traduction de Mathilde Salomon. Ce choix peut aussi se lire comme une manifestation délibérée de réaction à l’antisémitisme et de confrontation avec le catholicisme conservateur. Marie Baertschi qui enseigne alors au collège Sévigné est de son côté membre du comité fondateur de Pages libres (1901-1909), fondé par Charles Guieysse, un proche de Charles Péguy et de Georges Sorel. Elle y publie un article sur « L’esprit laïque » qui se détache des conceptions dominantes en cherchant à définir une méthode laïque fondée sur la liberté et une démarche rationnelle. Son étude est d’ailleurs complétée par une autre article sur « Le droit à la religion ». Pages libres est aussi la revue de référence pour l’Université populaire lyonnaise fondée par Jeanne Desparmet-Ruello.
Les revues professionnelles qui accueillent quelques-unes de ces intellectuelles n’entrent pas en contradiction avec cet esprit dreyfusard initial. Elles sont en tout cas républicaines : il s’agit aussi bien de la Revue universitaire, éditée par Armand Colin depuis 1892 et patronnée par de grandes sommités universitaires, de Lavisse à Seignobos et Vidal de la Blache, qui confie son « Bulletin de l’enseignement secondaire des jeunes filles » à Jeanne Crouzet-Banaben (1909-1939), professeure agrégée de lettres et inlassable militante en faveur de l’accès des jeunes filles au baccalauréat comme des droits du personnel enseignant féminin, que de la Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur. Fondée en 1890 et proche des amicales puis des premiers syndicats d’instituteurs, la REPPS [1] milite en faveur de l’égalité des traitements des instituteurs et institutrices et se montre accueillante à l’égard la Société de l’éducation pacifique de Marguerite Bodin. L’orientation à gauche de cette dernière revue est très nette avec la collaboration de Gustave Hervé, puis à partir de 1905 de Jean Jaurès et Eugène Fournière, rejoints plus tard par Marcel Sembat [2]. Plus institutionnelle, La Revue pédagogique du Musée pédagogique, fondée en 1878, reçoit les collaborations d’Anne Lempérière et de Marie Génier, défenseuses des droits du personnel féminin de l’Éducation nationale tandis que Albertine Eidenschenk publie dans L’École nouvelle, fondée en 1897 par Émile Devinat, des articles issus de ses conférences, « Petits et grands secrets du bonheur », publiés en livre par Delagrave en 1907. Elle y revendique pour la femme le droit à « être un dissident », en reprenant une formule de Ralph Waldo Emerson (1803-1882). Tout le prix du livre de Mélanie Fabre est justement de faire suivre et comprendre chez ces bonnes élèves devenues remarquables professeures les chemins d’accès à la dissidence, les possibilités de la liberté.
Gilles Candar
Mélanie Fabre, Hussardes noires : des enseignantes à l’avant-garde des luttes. De l’affaire Dreyfus à la Grande Guerre, Marseille, Agone, 2024, 432 p., 23 €
[1] Laurence Ruimy, « La Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur 1890-1914 », Jean Jaurès Cahiers trimestriels no 146, octobre-décembre 1998. Voir aussi Jean-François Chanet, « La place et les fonctions du milieu local dans les revues d’enseignement primaire à la Belle Époque : l’exemple de la REPPS 1890-1914 », Jean Jaurès Cahiers trimestriels no 152, avril-juin 1999.
[2] Frédéric Mole, L’école laïque pour une République sociale, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010.