Chantal Aubry publie ces jours-ci aux éditions L’Échappée une biographie fouillée de Jean-Jacques Pauvert [1]. Cette parution ne manquera pas de rappeler de grands souvenirs de l’histoire éditoriale – et certains soupireront sur l’âge d’or des Trente glorieuses, temps lointain des audaces et des libertés. Pauvert, pourtant, a fait bien des émules et parmi ceux qui poursuivent aujourd’hui une certaine façon de faire de l’édition, Guillaume Zorgbibe et ses éditions du Sandre tiennent une place de choix.
Les points communs sont nombreux – et parmi les principaux la passion et la force de conviction. Comme Pauvert, le Sandre se lance dans des entreprises courageuses pour un grand « petit éditeur indépendant » comme la correspondance générale de Rémy de Gourmont ou les Écrits politiques de Castoriadis (5 volumes reliés). Le Sandre aime les surréalistes, l’Oulipo, les irréguliers, les décadents fin-de-siècle, etc. La maison vient d’ouvrir près de la Tour Saint-Jacques une librairie d’ancien répondant au doux nom de « Caverne du Sandre et du Pélican noir » [2]. Côté revues, Le Sandre accueillit un temps Jardins et voici que paraît un reprint complet d’une revue plus qu’oubliée, Le Naturien [3].
Dans notre iconique époque d’écran et de papier glacé, surgit un véritable objet littéraire non identifié. Voici en effet un grand livre cartonné imprimé, haut, large, relié à la main au moyen d’un tissu vert. Le tout est imprimé en Turquie et porte un bandeau jaune sur lequel on peut lire : « L’artificiel est le chancre qui ronge l’homme, pestifère l’air et dévaste la terre ». Une proclamation apocalyptique propre à faire pâlir bien des prophètes de notre temps ! Il s’agit pourtant d’un journal paru en 1898, republié ici en fac-similé et précédé d’une étude particulièrement érudite de Tanguy L’Aminot. On se souvient peut-être des livres des écologistes radicaux américains John Zerzan ou Theodor Kaczynski dit Unabomber. Ceux-ci avaient des ancêtres dans ces mouvements écologistes libertaires de la fin du XIXe siècle qui s’exprimèrent dans les revues Le Sauvage, L’Idée libre, L’En-dehors et celle reproduite ici : Le Naturien (complété du numéro unique de L’Ordre naturel. Clameurs libertaires antiscientifiques). Dans les quatre numéros où l’on retrouve les noms de Sébastien Faure ou d’Élisée Reclus, tout un monde espère refonder l’humanité en rejetant la civilisation : revenir à la nature, voici la solution ! Fondé en 1894 par le peintre et dessinateur anarchiste Émile Gravelle, le naturianisme a connu une vogue au sein des mouvements libertaires – autre façon de vivre la « reprise individuelle », une autre voie que celle prônée à la même époque par Ravachol et Caserio. Dès 1895, les Naturiens organisent des réunions pour diffuser leurs idées, se retrouvent rue Blanche et, dans ces petits groupes se trouve toujours un indicateur de police qui rédige ensuite de précis rapports – sources riches dans lesquelles l’éditeur du texte a puisé pour décrire l’activité de ces en-dehors. Ce mouvement a été plus influent qu’on pourrait le penser, par exemple chez des artistes comme Gauguin ou Kupka, ou des écrivains comme Jack London. Ainsi l’auteur du Talon de fer avait-il rendu visite à Ernest Darling, « l’homme-nature » dans la jungle de Tahiti.
Ces rousseauistes radicaux étaient aussi des hommes de revue et la republication du Naturien montre combien certains rêves durent longtemps.
François Bordes
[1]. Chantal Aubry, Pauvert l’irréductible. Une contre-histoire de l’édition, Montreuil, L’Échappée, 2018 (compte-rendu à lire dans La Revue des revues, n° 60).
[2]. La Caverne du pélican noir et du Sandre réunis 9 rue Saint-Martin 75004 Paris.
[3]. Le Naturien, fac-similé de la collection complète du journal (1898), suivi de L’Ordre naturel. Clameurs libertaires antiscientifiques (1905), précédé de L’écologie en 1898 par Tanguy L’Aminot, Éditions du Sandre, 2018. http://www.editionsdusandre.com/editions/livre/181/le-naturien.