Pierre Rosanvallon, une histoire de revues

Professeur désormais honoraire au Collège de France, Pierre Rosanvallon publie, avec Notre histoire intellectuelle et politique 1968-2018,une tentative d’interprétation de l’histoire intellectuelle et politique des dernières cinquante années qui s’apparentent à des mémoires personnelles dégagées de l’anecdotique et de l’excès de personnalisation. Outre la clarté, la cohérence et le sérieux attendus de l’analyse, le livre a le mérite de mettre tout particulièrement en lumière le rôle essentiel joué par les revues dans le débat politique et intellectuel de ce demi-siècle.

 

Étudiant à HEC, marqué par Nizan comme tant d’autres, Pierre Rosanvallon choisit à l’issue de mai 68 de travailler à la CFDT . Conseiller d’Edmond Maire, secrétaire général de 1971 à 1988 et rédacteur en chef de sa revue CFDT-Aujourd’hui, qui parut de 1973 à 1997, il devient selon ses propres dires « une sorte d’intellectuel organique du syndicat ». Cela ne l’empêche pas d’intervenir parfois directement sur le front politique. Une revue commune est un temps préparée pour aider au rapprochement des socialistes de tendance Mauroy, avec Jean Peyrelevade, des militants du PSU avec Patrick Viveret et de syndicalistes CFDT avec l’auteur. La mort du président Pompidou arrête à la fois le projet et accélère le processus qui prend la forme d’Assises du socialisme à moitié réussies à l’automne 1974. Membre occasionnel du PS, Rosanvallon participe à la revue Faire (1975-1982) qu’animent Gilles Martinet et les « autogestionnaires » après leur rupture avec le CERES. C’est autour de ces deux publications que s’organisent rencontres, rapprochements, controverses, enfin tout ce qui structure le débat politique et intellectuel. Revues partenaires (Les Révoltes logiques, Praxis, Esprit…) ou appréciées (Autogestion/Autogestions, Traverses, Libre!, Lignes, etc.), plus fugitivement, celles sinon adversaires du moins contradictoires (La Nouvelle Critique, Dialectiques…) sont régulièrement convoquées.

 

écarte la tentation de l’investissement politique, direct ou non, élisant comme meilleur compagnon d’armes et de réflexion le philosophe Patrick Viveret lui aussi demeuré en dehors des cercles de responsabilité directe.L’épisode le plus proprement rocardien avec la revue Intervention dirigée par Jacques Julliard n’est pas valorisé. Un péguyste jugerait que la mystique autogestionnaire se dégrade en politique rocardienne, et il n’est pas exclu que l’auteur soit en effet teinté de péguysme… Sa prise de distance avec une « deuxième gauche » peu à peu arrivée au pouvoir débouche sur de nouvelles aventures éditoriales avec La vie des idées qui, signe des temps, passe vite du papier à internet.

 

Le principal changement des dernières décennies reste toutefois le retour en force des idées conservatrices, hostiles au progressisme et aux demandes égalitaires : très à droite avec Éléments et Nouvelle École, mais aussi présentes au Messager européen d’Alain Finkielkraut ou au Débat de Marcel Gauchet, au plus près des entreprises de l’auteur qui relate donc le temps des équivoques l’amenant à décider de l’auto-dissolution de la Fondation Saint-Simon avant d’exposer « les tâches du présent ». Nous ne pouvons ici analyser le contenu de ces différentes strates d’une vie intellectuelle et militante, nous voulons seulement attirer l’attention sur le fait qu’elles se déroulent très largement et substantiellement dans le monde des revues, décidément pas si désuètes et marginales que certains pouvaient l’imaginer.

 

Pierre Rosanvallon, Notre histoire intellectuelle et politique 1968-2018, Paris, Le Seuil, 2018.

 

Gilles Candar