Une grande amitié

 Ce petit volume de Correspondance entre André Chamson et Jean Guéhenno est précédé d’une belle préface de Jean-Kely Paulhan et d’une substantielle introduction de ses éditeurs – Micheline Cellier et Guy Sat. Les deux écrivains ont en commun d’avoir joué un rôle politique et social important en leur temps, d’avoir laissé une œuvre à la fois estimable et réputée, mais dont le souvenir s’estompe un peu aujourd’hui.

 

Jean Guéhenno © DR

 

 

L’aîné, Jean Guéhenno (1890-1978), issu d’un milieu populaire breton, marqué par la Première Guerre mondiale, devient normalien, professeur, journaliste, essayiste et chroniqueur de premier plan. Le cadet, André Chamson (1900-1983), cévenol protestant, auteur à succès dès sa jeunesse – Roux le bandit, Grasset, 1925, suivi par de nombreux autres romans–, engagé dans la Résistance, connaît une carrière prestigieuse d’écrivain et de haut fonctionnaire culturel. Tous deux prennent part à la vie politique de leur époque, mais en gardant un peu de distance à son égard. Guéhenno est secrétaire de rédaction, donc premier responsable, de la revue Europe de 1929 à 1936. Chartiste, collaborateur un temps de la NRF, André Chamson travaille à la Bibliothèque nationale, puis à la Chambre des députés avant d’être nommé conservateur adjoint du musée de Versailles en 1933. Tous deux se retrouvent pleinement comme co-directeurs d’un hebdomadaire de combat politique et culturel, Vendredi (1935-1938), qui incarne les espoirs du Front populaire. Après la Deuxième Guerre mondiale vient le temps des honneurs. Reçu à l’Académie française en 1956, André Chamson est directeur des Archives de France (1959-1971). Directeur de la culture populaire et des mouvements de jeunesse (1944-1948), inspecteur général de l’Éducation nationale (1948-1961), Jean Guéhenno rejoint son ami sous la coupole en 1962.

 

La correspondance ici publiée n’est pas complète, mais, excellemment et savamment introduite, présentée et annotée, avec précision et pertinence, mais sans excès, elle accompagne trois moments-clés de cette amitié. Ils ont à voir avec la fabrique des revues, et d’une manière plus générale avec la signification profonde de ces deux parcours de vie, « qui ont été ensemble à un certain moment de l’histoire » pour reprendre une citation de Jules Romains rappelée dans sa préface par Jean-Kely Paulhan.

 

Le premier moment est celui des débuts, encore un peu timides et empruntés, à la fin des années 1920. Guéhenno sollicite Chamson pour « Les essais » de Grasset et pour la revue Europe. Jeune écrivain en vue, avec de forts appuis politiques (Daladier notamment), Chamson donne des dîners. On y croise aussi bien Ramon Fernandez et Gabriel Marcel qu’Isaac Babel ou Ilya Ehrenbourg. Et on vit les premières empoignades, à propos d’un compte rendu par Guéhenno de la Clio de Chamson mal vécu par l’auteur. « Pour bien se comprendre, il faut d’abord se cogner un peu » écrivait déjà Jaurès quarante ans plus tôt.

 

André Chamson à Florence (Walter Mori) © Domaine public

Le deuxième, et fondamental moment, est celui du danger des années 1930, après le 6 février 1934, avec la montée des ligues, la victoire de Hitler en Allemagne… Après quelques années d’échanges amicaux et professionnels, tout change entre les deux amis à l’été 1935. Il s’agit de bâtir un hebdomadaire « d’abord littéraire » mais où « les écrivains seront des hommes » et « où il faudra parler haut », bref, d’une certaine manière être de gauche aurait-on pu dire à d’autres époques : ce sera Vendredi, « hebdomadaire littéraire, politique et satirique » dont le 1er numéro paraît le 8 novembre 1935. Chamson et Guéhenno vont assurer la « direction morale, politique et littéraire » du journal en y associant Andrée Viollis, après avoir envisagé d’autres collaborations (Pierre Bost, Jean Cassou notamment). Émile Lohner est l’indispensable directeur financier – il y perdra beaucoup d’argent -, Louis Martin-Chauffier et André Ulmann les principaux collaborateurs. Chamson se montre le plus allant, Guéhenno est plus réservé, mais il tient sa part, solidement. Il en va de même pour l’aide à l’Espagne républicaine, qui met en relief toutes les contradictions et difficultés du Front populaire à s’affirmer à la fois pacifiste et antifasciste. Le Front populaire se défait, Vendredi disparaît au lendemain des accords de Munich, mais il a représenté le temps de la « plus grande amitié » entre les deux amis.

 

Quelques lettres, souvent allusives et un peu codées, complètent ce grand moment. Chamson combat en 1939-1940, s’engage dans la Résistance, participe avec son épouse Lucie Mazauric au sauvetage des grandes œuvres du musée du Louvre tandis que Guéhenno, lui aussi résistant, sanctionné par Vichy, enseigne et prépare ce qui sera le Journal des années noires (Gallimard, 1947). Le troisième temps de cette amitié est plus anecdotique, léger et rapide, mais fournit une fin souriante et apaisée. Avec de bons appuis (Genevoix, alors secrétaire perpétuel), Chamson prépare et assure le succès de la candidature de Guéhenno à l’Académie française, lequel se dit content de pouvoir ainsi « vieillir avec vous », vieillir plus lentement.

 

Gilles Candar

 

André Chamson, Jean Guéhenno, Correspondance 1927-1961, édition établie, présentée et annotée par Micheline Cellier et Guy Sat, préface de Jean-Kely Paulhan, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2024, 190 p., 18 €

 

Lire aussi

Portrait infini de Jean Guéhenno

Cahiers Jean Guéhenno, n° 7