Jean-Loup Rivière vient de mourir. Nous perdons un intellectuel et un homme de théâtre atypique. Un homme de revues aussi. Son parcours est, assurément, libre.
Jean-Loup Rivière s’est placé dans la ligne de Roland Barthes, y puisant une démarche, un appétit, une liberté. Son travail, ses positions, ses textes obéissent à un même mouvement lucide, précis, étranger aux écoles, aux dogmes, aux idées et aux conceptions toutes faites. Homme de théâtre, homme du théâtre, on ne sait bien comment le nommer. Écrivain, intellectuel, philosophe, universitaire, enseignant, critique, éditeur, dramaturge, théoricien… Chacun de ces termes l’approche sans jamais le définir. Comme une image fugace sur une scène qu’on entrevoit, qui lie quelque élément de la dramaturgie à un autre, mais qui ne se fige pas, ne se saisit pas complètement.
Atypique, il a consacré une grande part de sa vie au théâtre, comme un touche-à-tout étonnamment précis, engagé dans une recherche permanente d’expériences du théâtre, sans le grand « t » qui le fige. Il a passé par l’université, l’École Normale supérieure de Lyon, le Centre Pompidou, La Comédie-Française, France Culture, Libé, P.O.L… Comme dans les lieux d’une constellation intime et collective, celle d’une génération qui prend dans les années 80 le relais des idéologies finissantes et doit s’inventer d’autres mythologies, d’autres liens, d’autres formes… Dans toutes ses fonctions, successives ou simultanées, Jean-Loup Rivière a réfléchi ces formes nouvelles, ce qu’était le théâtre, ce qu’il disait, provoquait, dans la vie, dans la pensée.
Revenons à Barthes un instant. Se situer après lui, avec lui, c’est assez logiquement être aux côtés des revues. Si l’un a majoritairement publié dans ce cadre, l’autre n’en a pas été loin, s’y est fortement inscrit. En 1970, il crée, avec le Groupe de recherches théâtrales de Caen, une revue importante pour l’histoire du théâtre et son approche théorique : L’Autre scène. Inutile de gloser la qualité de ce titre, évidente. Il anime la revue de sa création en 1970 jusqu’en 1976.
Il sera dans les années 80 rédacteur en chef de deux revues : La Gazette du Français (1983-1986) et Les Cahiers de la Comédie-Française (P.O.L) à partir de 1991 jusqu’en 2001. On le sait, les revues sont très puissamment attachées à l’histoire du théâtre, à son évolution théorique, à ses approches critiques. Elles ont été le lieu de débats et de controverses, de défense, de propositions, de partis pris esthétiques, de circulation d’expériences… Jean-Loup Rivière y tient évidemment sa place, y apporte une touche, un timbre, cette liberté dont on parlait.
Il écrivait dans le n° 17 de La Revue des revues, au moment de la disparition de Théâtre populaire : « Il y a deux sortes de revues : la revue rectrice qui oriente et gouverne, illustre, impose et détermine un mouvement ; la revue fureteuse qui cherche et tente, recueille et va au hasard. La première est une pièce stratégique, la seconde une expérience. La rectrice est une torpille, la fureteuse une bouteille à la mer. » On imagine aisément, où il se situe. Lors de ses obsèques, ce lundi de décembre, sous la coupole du Père Lachaise, Éric Ruf a lu un texte très beau, extrait du Monde en détails (Seuil), sur une installation qui met en scène un rideau de théâtre rouge dupliqué d’une photo de mêmes dimensions qui se reflétent dans un miroir. À partir de cette situation, il envisage sa place dans le monde, sa réalité, la situation même du théâtre. De l’usage de son ombre, de son reflet, de la démultiplication du réel dans l’espace du théâtre. Dans cette polymorphie expérimentale on entend, une fois encore, l’exigence de liberté, la souplesse de la forme, les possibles de l’écriture et de la pensée.
Hugo Pradelle